Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 7

Frederic Mistral
qui voulais voir la sauterelle, de sauter à travers champs, si bien que nous arrivames au fossé du Puits à roue!
Et voilà encore les fleurs d'or qui se miraient dans le ruisseau et qui réveillaient mon envie, mais une envie passionnée, délirante, excessive, à me faire oublier mes deux plongeons dans le fossé:
"Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!"
Et, descendant le talus, j'entortille à ma main un jonc qui croissait là; et me penchant sur l'eau avec prudence, j'essaie encore d'atteindre de l'autre main les fleurs de glais... Ah! malheur, le jonc se casse et va te faire teindre! Au milieu du fossé, je plonge la tête première.
Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les gens de l'aire accourent:
-- C'est encore ce petit diable qui est tombé dans le fossé. Ta mère, cette fois, enragé polisson, va te fouailler d'importance!
Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout en larmes et qui disait:
-- Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-être un "accident". Mais ce gars, sainte Vierge, n'est pas comme les autres: il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous ses jouets en allant dans les blés chercher des bouquets sauvages... Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-être une heure, dans le fossé du Puits à roue... Ah! tiens-toi, pauvre mère, morfonds-toi pour l'approprier. Qui lui en tiendrait, des robes? Et bienheureuse encore -- mon Dieu, je vous rends grace -- qu'il ne soit pas noyé!
Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du fossé. Puis, une fois dans le Mas, m'ayant quitté mon vêtement, la sainte femme m'essuya, nu, de son tablier; et, de peur d'un effroi, m'ayant fait boire une cuillerée de vermifuge elle me coucha dans ma berce, où, lassé de pleurer, au bout d'un peu je m'endormis.
Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais... Dans un beau courant d'eau, qui serpentait autour du Mas, limpide, transparent, azuré comme les eaux de la Fontaine de Vaucluse, je voyais de belles touffes de grands et verts gla?euls, qui étalaient dans l'air une féerie de fleurs d'or!
Des demoiselles d'eau venaient se poser sur elles avec leurs ailes de soie bleue, et moi je nageais nu dans l'eau riante; et je cueillais à pleines mains, à jointées, à brassées, les fleurs de lis blondines. Plus j'en cueillais, plus il en surgissait.
Tout à coup, j'entends une voix qui me crie: "Frédéri!"
Je m'éveille et que vois-je! Une grosse poignée de fleurs de glais couleur d'or qui bondissaient sur ma couchette.
Lui-même, le patriarche, le Ma?tre, mon seigneur père, était allé cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la Ma?tresse, ma mère belle, les avait mises sur mon lit.
CHAPITRE II.
MON PèRE.
L'enfant de ferme. -- La vie rurale. -- Mon père à la Révolution. -- La b?che bénite. -- Les récits de la No?l. -- Le capitaine Perrin. -- Le maire de Maillane en 1793 -- Le jour de l'an.
Mon enfance première se passa donc au Mas, en compagnie des laboureurs, des faucheurs et des patres, et quand, parfois, passait au Mas quelque bourgeois, de ceux-là qui affectent de ne parler que fran?ais, moi, tout interloqué et même humilié de voir que mes parents devenaient soudain révérencieux pour lui, comme s'il était plus qu'eux:
-- D'où vient, leur demandais-je, que cet homme ne parle pas comme nous?
-- Parce que c'est un monsieur, me répondait-on.
-- Eh bien! faisais-je alors d'un petit air farouche, moi, je ne veux pas être monsieur.
J'avais remarqué aussi que, quand nous avions des visites, comme celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins de terres), mon père qui, à l'ordinaire lorsqu'il parlait de ma mère, devant les serviteurs, l'appelait "la ma?tresse", là, en cérémonie, il la dénommait _ma mouié_ (mon épouse). Le beau marquis et la marquise, qui se trouvait être la soeur du général de Galliffet, chaque fois qu'ils venaient, m'apportaient des pralines et autres gateries; mais moi, sit?t que je les voyais descendre de voiture, comme un sauvageon que j'étais, je courais tout de suite me cacher dans le fenil... Et la pauvre Déla?de de crier:
-- Frédéric!
Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot, j'attendais, moi, d'entendre les roues de la voiture emporter le marquis, pendant que ma mère clamait, là-bas, devant la ferme:
-- M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le voir, cet insupportable, et il va se cacher!
Et au lieu de dragées, quand je sortais ensuite, craintif, de ma tanière, vlan! j'avais ma fessée.
J'aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre ma?tre-valet, quand, derrière la charrue tirée par ses deux mules, les mains au mancheron, il me criait, patelin:
-- Petiot, viens vite, viens. Je t'apprendrai à labourer.
Et tout de suite, nu-pieds,
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