Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 6

Frederic Mistral
épis ou enlevaient la paille avec des fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au soleil, nu-pieds, sur le grain battu.
Au haut de l'aire, porté par les trois jambes d'une chèvre rustique, formée de trois perches, était suspendu le van. Deux ou trois filles ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le blé mêlé aux balles; et le "ma?tre", mon père, vigoureux et de haute taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, sérieux, l'oeil dans l'espace, comme s'il s'adressait à un dieu ami, il lui disait:
-- Allons, souffle, souffle, mignon!
Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau en emportant la poussière; et le beau blé béni tombait en blonde averse sur le monceau conique qui, à vue d'oeil, montait entres les jambes du vanneur.
Le soir venu, ensuite, lorsqu'on avait amoncelé le grain avec la pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au puits ou tirer de l'eau pour les bêtes, mon père, à grandes enjambées, mesurait le tas de blé et y tra?ait une croix avec le manche de la pelle en disant: "Que Dieu te croisse!"
Par une belle après-midi de cette saison d'aires, -- je portais encore les jupes: j'avais à peine quatre ou cinq ans -- après m'être bien roulé, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je m'acheminai donc seul vers le fossé du Puits à roue.
Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais commen?aient à s'épanouir et les mains me démangeaient d'aller cueillir quelques-uns de ces beaux bouquets d'or.
J'arrive au fossé; doucement, je descends au bord de l'eau; j'envoie la main pour attraper les fleurs... Mais, comme elles étaient trop éloignées, je me courbe, je m'allonge, et patatras dedans: je tombe dans l'eau jusqu'au cou.
Je crie. Ma mère accourt; elle me tire de l'eau, me donne quelques claques, et, devant elle, trempé comme un caneton, me faisant filer vers le Mas:
-- Que je t'y voie encore, vaurien, vers le fossé!
-- J'allais cueillir des fleurs de glais.
-- Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes glais. Tu ne sais donc pas qu'il y a un serpent dans les herbes cachés, un gros serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?
Et elle me déshabilla, me quitta mes petits souliers, mes chaussettes, ma chemisette, et pour faire sécher ma robe trempée et ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe du dimanche, en me disant:
-- Au moins, fais attention de ne pas te salir.
Et me voilà dans l'aire; je fais sur la paille fra?che quelques jolies cabrioles; j'aper?ois un papillon blanc qui voltige dans un chaume. Je cours, je cours après, avec mes cheveux blonds flottant au vent hors de mon béguin... et paf! me voilà encore vers le fossé du Puits à roue...
Oh! mes belles fleurs jaunes! Elles étaient toujours là, fières au milieu de l'eau, me faisant montre d'elles, au point qu'il ne me fut plus possible d'y tenir. Je descends bien doucement, bien doucement sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de l'eau; j'envoie la main, je m'allonge', je m'étire tant que je puis... et patatras! je me fiche jusqu'au derrière dans la vase.
A?e! a?e! a?e! Autour de moi, pendant que je regardais les bulles gargouiller et qu'à travers les herbes je croyais entrevoir le gros serpent, j'entendais crier dans l'aire:
-- Ma?tresse! courez vite, je crois que le petit est encore tombé à l'eau!
Ma mère accourt, elle me saisit, elle m'arrache tout noir de la boue puante, et la première chose, troussant ma petite robe, vlin! vlan! elle m'applique une fessée retentissante.
-- Y retourneras-tu, entêté, aux fleurs de glais? Y retourneras-tu pour te noyer?... Une robe toute neuve que voilà perdue, fripe-tout, petit monstre! qui me feras mourir de transes!
Et, crotté et pleurant, je m'en revins donc au Mas la tête basse, et de nouveau on me dévêtit et on me mit, cette fois, ma robe des jours de fête... Oh! la galante robe! Je l'ai encore devant les yeux, avec ses raies de velours noir, pointillée d'or sur fond bleuatre.
Mais bref, quand j'eus ma belle robe de velours:
-- Et maintenant, dis-je à ma mère, que vais-je faire?
-- Va garder les gelines, me dit-elle; qu'elles n'aillent pas dans l'aire... Et toi, tiens-toi à l'ombre.
Plein de zèle, je vole vers les poules qui r?daient par les chaumes, becquetant les épis que le rateau avait laissés. Tout en gardant, voici qu'une poulette huppée -- n'est-ce pas dr?le? -- se met à pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont les ailes rouges et bleues... Et toutes deux, avec moi après,
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