Marcof le Malouin | Page 5

Ernest Capendu
et que les

habitants de Quimper même frémissent à ce bruit redoutable. La langue
humaine n'offre pas d'expressions capables de dépeindre ce
bouleversement et ce chaos. Ce bruit infernal possède, pour qui l'entend
de près, les propriétés étranges de la fascination. Il attire comme un
gouffre. Cent rochers, aux pointes aiguës, semés de tous côtés dans la
mer, obstruent le passage et s'élèvent comme une première et
insuffisante barrière contre la fureur du flot qui les heurte et les ébranle.
En franchissant cette sorte de fortification naturelle, en suivant la
falaise dans la direction d'Audierne, après avoir doublé à demi la pointe
de Penmarckh, on découvre une crique étroite offrant un fond suffisant
aux navires d'un médiocre tirant d'eau. Cette crique, refuge momentané
de quelques barques de pêche, est le plus souvent déserte.
Les rocs qui encombrent sa passe présentent de tels dangers au
navigateur, qu'il est rare de voir s'y aventurer d'autres marins que ceux
qui sont originaires du pays.
Néanmoins, c'est au milieu du bruit assourdissant, c'est en passant entre
ces écueils perfides, par une nuit sombre et par un vent de tempête, que
_le Jean-Louis_ doit gagner ce douteux port de salut.
Le lougre avançait avec la rapidité d'une flèche lancée par une main
vigoureuse. Marcof, toujours attaché à Yvonne, tenait la barre du
gouvernail.
--Tonnerre! murmura-t-il brusquement en interrogeant l'horizon; tous
ces gars de Penmarckh sont donc devenus idiots! Pas un feu sur les
côtes!
--Un feu à l'arrière! cria le mousse toujours amarré au sommet du mât,
et semblant répondre ainsi à l'exclamation du marin.
--Impossible! fit Marcof, nous n'avons pas doublé la baie, j'en suis sûr!
--Un feu à l'avant! dit Bervic.
--Un feu par la hanche de tribord! s'écria un autre matelot.

--Un feu par le bossoir de bâbord! ajouta un troisième.
--Tonnerre! rugit Marcof en frappant du pied avec fureur. Tous les
diables de l'enfer ont-ils donc allumé des feux sur les falaises!
On distinguait alors, perçant la nuit sombre et la brume épaisse, des
clartés rougeâtres dont la quantité augmentait à chaque instant, et qui
semblaient autant de météores allumés par la tempête.
--Que Satan nous vienne en aide; murmura le marin.
--Ne blasphémez pas, Marcof! s'écria vivement Yvonne. La tourmente
nous a fait oublier que c'était aujourd'hui le jour de la Saint-Jean. Ce
que nous voyons, ce sont les feux de joie.
--Damnés feux de joie, qui nous indiquent aussi bien les récifs que la
baie.
--Marcof! entendez-vous? fit tout à coup Jahoua.
--Et que veux-tu que j'entende, si ce n'est les hurlements du ressac?
--Quoi? écoutez!
--Ciel! murmura Yvonne après avoir prêté l'oreille, ce sont les âmes de
la _baie des Trépassés_ qui demandent des prières!...
Marcof, lui aussi, avait sans doute reconnu un bruit nouveau se mêlant
à l'assourdissant tapage de la tempête déchaînée, car il porta vivement
un sifflet d'argent à ses lèvres et il en tira un son aigu. Bervic accourut.
Le patron délia la corde qui l'attachait à Yvonne, et remettant la barre
du gouvernail entre les mains du matelot:
--Gouverne droit, dit-il, évite les courants, toujours à bâbord, et toi, ma
fille, continua-t-il en se retournant vers Yvonne, demeure au pied du
mât. Sur ton salut, ne bouge pas!... Que je te retrouve là au moment du
danger! Seulement, appelle le ciel à notre aide! Sans lui, nous sommes
perdus!

La jolie Bretonne se prosterna, et ôtant la petite croix d'or qu'elle portait
à son cou, elle la baisa pieusement et commença une ardente prière.
Jahoua, agenouillé à côté d'elle, joignit ses prières aux siennes.
Marcof s'était élancé dans la mâture. A cheval sur une vergue, balancé
au-dessus de l'abîme, il tira de sa poche une petite lunette de nuit et
interrogea de nouveau l'horizon. Malgré le puissant secours de cette
lunette, il fallait l'oeil profond et exercé du marin, cet oeil habitué à
percer la brume et à sonder les ténèbres, pour distinguer autre chose
que le ciel et l'eau. A peine la masse des nuages, paraissant plus sombre
sur la droite du lougre, indiquait-elle l'approche de la terre.
--Ces feux nous perdront! murmura Marcof. _Le Jean-Louis_ a doublé
Penmarckh, et il court sur la baie des Trépassés.
Cette baie des Trépassés, dont le nom seul suffisait pour jeter
l'épouvante dans l'âme des marins et des pêcheurs, était une petite anse
abrupte et sauvage, vers laquelle un courant invincible emportait les
navires imprudents qui s'engageaient dans ses eaux. Elle avait été le
théâtre de si nombreux naufrages, on avait recueilli tant de cadavres sur
sa plage rocheuse, que son appellation sinistre était trop pleinement
justifiée. La légende, et qui dit _légende_ en Bretagne, dit article de foi,
la légende racontait que lorsque la nuit était orageuse, lorsque la vague
déferlait rudement sur la côte, on entendait des clameurs s'élever dans
la baie au-dessus de chaque lame.
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