Marcof le Malouin | Page 6

Ernest Capendu
Ces clameurs étaient poussées par les
âmes en peine qui, faute de messes, de prières et de sépultures
chrétiennes, étaient impitoyablement repoussées du paradis, et erraient
désolées sur cette partie des côtes de la Cornouaille. Un navire eût
mieux aimé courir à une perte certaine sur les rochers de Penmarckh
que de chercher un refuge dans cette crique de désolation.
En constatant la direction prise par son lougre, Marcof ne put retenir un
mouvement de colère et de désespoir. A peine eut-il reconnu les côtes
que, s'abandonnant à un cordage, il se laissa glisser du haut de la
mâture.
--Aux bras et aux boulines! commanda-t-il en tombant comme une
avalanche sur le pont, et en reprenant son poste à la barre. Pare à virer!

Hardi, les gars! Notre-Dame de Groix ne nous abandonnera pas! Allons,
Jahoua! tu es jeune et vigoureux, va donner un coup de main à mes
hommes.
La manoeuvre était difficile. Il s'agissait de virer sous le vent. Une
rafale plus forte, une vague plus monstrueuse prenant le navire par le
travers opposé, au moment de son abattée, pouvait le faire engager. Or,
un navire engagé, c'est-à-dire couché littéralement sur la mer et ne
gouvernant plus, se relève rarement. Il devient le jouet des flots, qui le
déchirent pièce à pièce, sans qu'il puisse leur opposer la moindre
résistance.
_Le Jean-Louis_, néanmoins, grâce à l'habileté de son patron et à
l'agilité de son équipage, sortit victorieux de cette dangereuse entreprise.
Le péril n'avait fait que changer de nature, sans diminuer en rien
d'imminence et d'intensité. Il ne s'agissait pas de tenir contre le vent
debout et de gagner sur lui, chose matériellement impossible; il fallait
courir des bordées sur les côtes, en essayant de reprendre peu à peu la
haute mer. Malheureusement, la marée, la tempête et le vent du sud se
réunissaient pour pousser le lougre à la côte. En virant de bord, il s'était
bien éloigné de la baie des Trépassés; mais il s'approchait de plus en
plus des roches de Penmarck. Déjà la Torche, le plus avancé des
brisants, se détachait comme un point noir et sinistre sur les vagues.
Marcof avait fait carguer ses huniers, sa misaine, ses basses voiles. _Le
Jean-Louis_ gouvernait sous ses focs. Des fanaux avaient été hissés à
ses mâts et à ses hautes vergues.
Yvonne priait toujours. Jahoua avait repris sa place auprès d'elle.
L'équipage, morne et silencieux, s'attendait à chaque instant à voir le
petit bâtiment se briser sur quelque rocher sous-marin.
--Jette le loch! ordonna Marcof en s'adressant à Bervic.
Celui-ci s'éloigna, et, au bout de quelques minutes, revint près du
patron.
--Eh bien?

--Nous culons de trois brasses par minute, répondit le vieux Breton
avec cette résignation subite et ce calme absolu du marin qui se trouve
en face de la mort sans moyen de l'éviter.
--A combien sommes-nous de la Torche?
--A trente brasses environ.
--Alors nous avons dix minutes! murmura froidement Marcof. Tu
entends, Yvonne? Prie, ma fille, mais prie en breton; le bon Dieu
n'entend peut-être plus le français!...
Un silence d'agonie régnait à bord. La tempête seule mugissait.
La voix de la jeune fille s'éleva pure et touchante, implorant la
miséricorde du Dieu des tempêtes. Tous les matelots s'agenouillèrent.
--Va Doué sicourit a hanom, commença Yvonne dans le sauvage et
poétique dialecte de la Cornouaille; va vatimant a zo kes bian ag ar mor
a zo ker brus[1]!
[Note 1: «Mon Dieu, protégez-moi, mon navire est si petit et votre mer
si grande.»]
--Amen! répondit pieusement l'équipage en se relevant.
--Un canot à bâbord! cria brusquement Bervic.
Tous les matelots, oubliant le péril qui les menaçait pour contempler
celui, plus terrible encore, qu'affrontait une frêle barque sur ces flots en
courroux, tous les matelots, disons-nous, se tournèrent vers la direction
indiquée.
Un spectacle saisissant s'offrit à leurs regards. Tantôt lancée au sommet
des vagues, tantôt glissant rapidement dans les profondeurs de l'abîme,
une chaloupe s'avançait vers le lougre, et le lougre, par suite de son
mouvement rétrograde, s'avançait également vers elle. Un seul homme
était dans cette barque. Courbé sur les avirons, il nageait
vigoureusement, coupant les lames avec une habileté et une hardiesse

véritablement féeriques.
--Ce ne peut-être qu'un démon! grommela Bervic à l'oreille de Marcof.
--Homme ou démon, fais-lui jeter un bout d'amarre s'il veut venir à
bord, répondit le marin, car, à coup sûr, c'est un vrai matelot!
En ce moment, une vague monstrueuse, refoulée par la falaise, revenait
en mugissant vers la pleine mer. Le canot bondit au sommet de cette
vague, puis, disparaissant sous un nuage d'écume, il fut lancé avec une
force irrésistible contre les parois du lougre.
Un cri d'horreur retentit à bord. La barque venait d'être broyée entre la
vague et le bordage. Les débris, lancés au loin, avaient déjà disparu.
--Un homme à la mer!
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