Marchand de Poison | Page 4

Georges Ohnet
hangars de la fabrique d'Aubervilliers se vidaient de leurs piles de caisses, r��pandant l'abrutissement, la folie et la mort aux quatre coins du monde. Jamais gens plus honn��tement laborieux, plus scrupuleusement consciencieux, ne concoururent �� une oeuvre aussi malsaine. On leur e?t donn�� le prix Montyon, pour l'application et la probit�� avec lesquelles ils dirigeaient leur commerce. Si on eut mesur�� les ravages caus��s par ce qu'ils fabriquaient, on les e?t condamn��s au bagne. C'��taient de vertueux assassins. Ils faisaient tout doucement fortune en empoisonnant l'humanit��.
Vernier, en qu��te de progr��s, ne s'en tenait pas �� la fabrication du Prunelet. Il avait lanc�� son Royal-Vernier-Carte jaune, et pr��parait une ?Arbouse des Alpes? dont il esp��rait merveilles. La fabrique d'Aubervilliers s'agrandissait, et les trav��es succ��daient aux trav��es, multipliant les bouilleurs, les cuiseurs, les alambics. C'��tait, dans l'int��rieur des batiments, une succession de tuyaux de cuivre distillant les poisons divers qui se d��versaient dans des cuves, puis passaient aux ateliers de saturation, o�� les divers ar?mes qui constituaient les secrets de la fabrication leur ��taient incorpor��s.
Un laboratoire de chimie ��tait annex�� �� l'��tablissement. L��, dans un cabinet s��v��re, Vernier recevait avec une magistrale s��r��nit�� les repr��sentants de l'administration charg��s de contr?ler les entr��es et les sorties d'alcool. Tout se faisait au grand jour chez lui. Il se savait si bien libre de tout mettre dans ses bouteilles, �� la condition de ne pas frauder le fisc! Et n'avait-il pas pour complice l'��tat, qui se trouvait ��tre son meilleur client? Plus il vendait de liqueurs, plus l'��tat percevait de droits. Alors la France enti��re pouvait bien tomber en ��tat d'��pilepsie. Qu'importait? Puisque les int��r��ts de l'��tat ��taient sauvegard��s!
Cependant, une ombre vint obscurcir la s��r��nit�� splendide avec laquelle Vernier travaillait �� faire sa fortune en abatardissant la race fran?aise. Il y avait, attach�� au laboratoire, un d��gustateur charg�� de rendre compte de l'��galit�� du dosage des produits. Chaque cuv��e ��tait go?t��e par lui, afin que jamais les liqueurs ne pussent pr��senter dans leur composition la moindre diff��rence. Le d��gustateur logeait dans un petit pavillon voisin de l'administration, et, toute la journ��e; il sirotait les ��chantillons pr��lev��s pour lui �� la fabrique. Il ne les avalait jamais. Il les crachait, afin, disait-il en riant, de n'��tre pas pochard, tous les matins, avant dix heures.
Au bout de deux ans, cet homme, tr��s solide en apparence, mourut. Il fut remplac�� par un autre employ��, qui ne dura que six mois. Le troisi��me fit un an et devint phtisique. C'��tait un gar?on de vingt-deux ans qui soutenait sa m��re. Il se mit �� tousser, �� palir. Sa m��re, affol��e, vint trouver Vernier et le pria de changer son fils de service. Le bon Vernier y consentit. Mais le malade ��tait d��j�� trop gravement atteint. Il mourut, comme son pr��d��cesseur. Alors la m��re, dans une crise de d��sespoir, vint, apr��s l'enterrement, faire une sc��ne horrible �� Vernier, l'accusant de la mort de son enfant. Elle criait �� travers ses larmes, ameutant le personnel de l'usine:
--Ce sont les infamies que vous lui avez fait boire qui l'ont tu��! Il me le disait: ?C'est comme du plomb fondu qui me coule dans la bouche, �� la dixi��me d��gustation!? Sa poitrine n'y a pas r��sist��.... Il est mort pour que vous entassiez des centaines de mille francs. Mais ?a ne vous portera pas bonheur!
Vainement Mareuil, qui ��tait pr��sent, essaya de raisonner cette pauvre femme; il lui glissa doucement des billets de banque dans la main. Elle les rejeta avec indignation.
--Est-ce avec de l'argent que vous esp��rez me payer mon fils? Le tort que vous m'avez fait est impossible �� ��valuer. C'est mon coeur que vous m'avez pris!
Et comme Mme Vernier, enceinte, paraissait �� son tour pour tacher de calmer la douleur de cette m��re farouche, celle-ci reprit avec v��h��mence:
--Vous serez punis dans votre enfant! Oui, si le ciel est juste, vous aurez un fils qui vous fera expier tout le mal que vous avez fait aux familles!
Mme Vernier rentra constern��e chez elle. Les impr��cations de cette femme en deuil l'avaient saisie. Elle se sentit frapp��e d'un pressentiment. Elle se renferma dans un sombre mutisme. Vernier ne savait que lui dire pour dissiper l'impression d��plorable produite par cette sc��ne. Il s'en ouvrit au docteur Augagne, qui, d��j�� tr��s en vue comme gyn��cologue, avait ��t�� appel�� aupr��s de Mme Vernier pour lui donner des soins. Le jeune agr��g�� l'��couta, pensif. Puis, avec une grande fermet�� de langage:
--Il est incontestable que l'industrie que vous avez entreprise et o�� vous faites fortune est pernicieuse. Vous me r��pondrez que les fabricants d'allumettes, qui font manier le phosphore par leurs ouvriers, les miroitiers, qui les mettent �� m��me le mercure pour l'��tamage des glaces, et les marchands de couleurs, qui leur donnent des coliques de plomb, et tant d'autres qui vivent sur la d��t��rioration humaine ne sont pas plus
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 62
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.