Marchand de Poison | Page 5

Georges Ohnet
dangereux ni plus coupables que vous. Je ne vous dirai pas le contraire. Cependant, il faut, pour les besoins de la vie, des allumettes, des glaces, des couleurs; tandis qu'il n'est pas indispensable de boire des alcools. L'ivrognerie est un vice, et l'exploitation d'un vice est un acte abominable en soi.
--Vous ne pouvez pourtant pas me conseiller de fermer boutique et de renoncer �� une industrie qui m'a ��t�� si avantageuse.
--Au point de vue de la moralit�� absolue, je ne devrais pas h��siter. Mais, dans la pratique, et avec la moyenne de tol��rance qu'exige l'imperfection humaine, je vous dirai: Tachez de rendre vos produits aussi peu nocifs que possible. L'id��al serait de n'en pas faire. Si vous en faites, tachez qu'ils soient sans danger. Mais est-il une boisson alcoolique sans danger?
--Ah! vous me d��solez! g��mit Vernier. Je me consid��rerais comme un criminel, si je prenais ce que vous me dites au pied de la lettre. Et je suis un brave homme, je n'ai jamais fait tort d'un centime �� personne. Je tache d'��tre utile �� mes semblables le plus que je peux. Je ne refuse jamais un secours �� un malheureux.... Ma femme....
--C'est un ange! interrompit le docteur. Je sais le bien qu'elle r��pand autour d'elle, en votre nom. Mais ceci ne rach��te pas cela. Il est mauvais de vivre sur la mort. Votre fortune, qui commence et sera certainement tr��s belle, s'��l��ve sur des tombes. Vous construisez dans un cimeti��re, avec les ossements de vos victimes. Il faut que vous songiez �� cela. Un pays d'imagination comme la France, qui se met �� boire de l'alcool, est perdu en vingt ans. La race s'��tiole, les sources de la g��n��ration se tarissent, l'intelligence s'obscurcit, et, l�� o�� triomphaient la sagesse, l'ordre, la patience, se d��cha?nent la nervosit��, l'incoh��rence et la fureur. Voil�� ce que l'alcool fait d'un peuple fier, brave et spirituel: une brute f��roce et d��go?tante. Tous les gouvernements ��trangers ont ��dict�� des lois pour arr��ter les progr��s de l'alcoolisme. Dans tous les pays du Nord, la vente de l'eau-de-vie est interdite et un ivrogne est consid��r�� comme un malade. Aussi les races se rel��vent, redeviennent ��nergiques et entreprenantes. Pendant ce temps, la France passe au premier rang de l'alcoolisme, elle marche en t��te, la bouteille �� la main. Et pourquoi? Parce que l'��tat a int��r��t �� laisser se propager l'ivrognerie, parce que l'alcool est pour lui un moyen de domination et que, par ses milliers de cabaretiers, il a ��tendu sur la France tout enti��re un r��seau ��lectoral dont il ne veut pas la laisser sortir. L'alcoolisme et la d��mocratie, dans ce malheureux pays, marchent d'accord. Et quand l'��lecteur manifeste une vell��it�� de r��volte, le d��bitant d'ivresse est l��, qui lui tend son verre et lui dit: ?Bois et vote!? Et peu �� peu, en d��pit de nos r��voltes d'orgueil, nous tombons au dernier rang des nations civilis��es. Car il y a une loi in��luctable: la force physique d'un peuple est en raison directe de sa sobri��t��. Il faut qu'une nation ait du sang dans les veines pour pouvoir travailler et combattre. Or, ce qui fait du sang, c'est le pain. L'alcool ne fait que de la lymphe. Donc une nation qui boit est une nation perdue. Et tous ceux qui l'ont aid��e �� boire sont des criminels, depuis l'industriel qui fabrique la boisson jusqu'�� l'��tat qui permet qu'on la vende.
Vernier, constern��, regarda partir avec soulagement l'intransigeant Augagne. Il rentra dans son bureau, o�� il raconta �� Mareuil la sc��ne qui venait de le bouleverser.
--Laisse donc, s'��cria l'ancien annoncier, vas-tu te faire de la bile pour des d��clamations humanitaires, qui n'ont qu'une port��e purement scientifique. Le docteur Augagne est un homme de laboratoire qui t'a fait une conf��rence sur un sujet abstrait, avec des d��veloppements peut-��tre exacts en th��orie, mais s?rement pas dans la pratique. Est-ce d'aujourd'hui qu'on fait de l'eau-de-vie. Mais nos anc��tres les Gaulois en vidaient des coupes pleines. Le Vernier-Mareuil-Carte jaune s'appelait, dans ce temps-l��, de l'hypocras ou de l'hydromel. Et ils se pochardaient avec des boissons grossi��res, tout aussi bien, et en se faisant sans doute beaucoup plus de mal qu'avec nos liqueurs de choix. L'histoire de notre pays en est-elle moins glorieuse? Est-ce que ?a a emp��ch�� Charlemagne, Henri IV, Louis XIV et Napol��on? Non, mais il me fait rire, ton Augagne. Ils sont tous pareils, ces m��decins, avec leurs manies! Ils se toquent d'un syst��me, et puis, en dehors de leurs prescriptions, point de salut. Il y a vingt ans, ils se sont ing��r��s de d��fendre le vin rouge, et d'ordonner le vin blanc. Pourquoi? Parce que l'un d'eux, quelque gros bonnet de l'��cole, aura eu mal �� la vessie. Alors il a fallu que tous les malades fassent comme s'ils avaient des calculs. Ensuite, ils ont proscrit tout �� fait le
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