Mademoiselle de Maupin | Page 8

Théophile Gautier
bossu, -- toute cette famille si étrangement fourmillante, -- toutes ces crapauderies gigantesques que mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêts vierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à la Michel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effets d’Ombre et de Pair à la fa?on de Goya, rien n’a pu trouver grace devant eux; ils l’ont renvoyé à ses odes, quand il a fait des romans; à ses romans, quand il a fait des drames: tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux ce qu’on a fait que ce qu’on fait. Heureux homme, toutefois, que celui qui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tous ses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte, et qui n’aurait qu’à écrire un traité de théologie ou un manuel de cuisine pour faire trouver son théatre admirable!_
_Pour le roman de coeur, le roman ardent et passionné, qui a pour père Werther l’Allemand, et pour mère Manon Lescaut la Fran?aise, nous avons touché, au commencement de cette préface, quelques mots de la teigne morale qui s’y est désespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnes moeurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps qui abandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre du roman moyen age les critiques sont passés au corps de celui-ci, qui a la peau dure et vivace et leur _pourrait bien ébrécher les dents.
_Nous pensons, malgré tout le respect que nous avons pour les modernes ap?tres, que les auteurs de ces romans appelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistes vertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs d’entre eux ont des soeurs et sont pourvus d’une abondante famille féminine; mais leurs mères et leurs soeurs ne lisent pas de romans, même de romans immoraux; elles cousent, brodent et s’occupent des choses de la maison. -- Leurs bas, comme dirait M. Planard, sont d’une entière blancheur: vous les pouvez regarder aux jambes, -- elles ne sont pas bleues, et le bonhomme Chrysale, lui qui ha?ssait tant les femmes savantes, les proposerait pour exemple à la docte Philaminte._
_Quant aux épouses de ces messieurs, puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il me semble, à moi, qu’il est de certaines choses qu’elles doivent savoir. -- Au fait, il se peut bien qu’ils ne leur aient rien montré. Alors je comprends qu’ils tiennent à les maintenir dans cette précieuse et beno?te ignorance. Dieu est grand et Mahomet est son prophète! -- Les femmes sont curieuses; fassent le ciel et la morale qu’elles contentent leur curiosité d’une manière plus légitime qu’ève, leur grand-mère, et n’aillent pas faire des questions au serpent!_
_Pour leurs filles, si elles ont été en pension, je ne vois _pas ce que les livres pourraient leur apprendre.
_Il est aussi absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme est vertueux parce qu’il a fait un livre de morale; tous les jours on voit le contraire. -- C’est le personnage qui parle et non l’auteur; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée; il fait agir et parler les brigands en brigands, il n’est pas pour cela un brigand. à ce compte, il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche; on ne l’a pas fait cependant, et je ne crois même pas qu’on le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir la critique. C’est une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer toujours l’auteur à l’ouvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies, qu’ils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle._
_Nous ne concevons guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous ces abois, -- et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à batonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans un livre __la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu trop haut. -- C’est fort singulier._
_L’époque, quoi qu’ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous n’en voulons pas d’autre preuve que la quantité de livres immoraux qu’elle produit et le succès qu’ils ont. -- Les livres suivent les moeurs et les moeurs ne suivent pas les livres. -- La Régence a fait Crébillon, ce n’est pas Crébillon qui a fait la Régence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées et
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