Mademoiselle de Maupin | Page 7

Théophile Gautier
et dont les petites-ma?tresses nerveuses et les cuisinières blasées faisaient une très grande consommation.
Les feuilletonistes sont bien vite arrivés à l’odeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont dépecé du bec de leurs plumes et méchamment mis à mort ce pauvre genre de roman qui ne demandait qu’à prospérer et à se putréfier paisiblement sur les rayons graisseux des cabinets de lecture. Que n’ont-ils pas dit? que n’ont-ils pas écrit? -- Littérature de morgue ou de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivre et d’argousin qui a la fièvre chaude! Ils donnaient bénignement à entendre que les auteurs étaient des assassins et des vampires, qu’ils avaient contracté la vicieuse habitude de tuer leur père et leur mère, qu’ils buvaient du sang dans des cranes, qu’ils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leur pain avec une guillotine.
Et pourtant ils savaient mieux que personne, pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de ces charmantes tueries étaient de braves fils de famille, très débonnaires et de bonne société, gantés de blanc, fashionablement myopes, -- se nourrissant plus volontiers de beefsteaks que de c?telettes d’homme, et buvant plus habituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille ou d’enfant nouveau-né. -- Pour avoir vu et touché leurs manuscrits, ils savaient parfaitement qu’ils étaient écrits avec de l’encre de la grande vertu, sur du papier anglais, et non avec sang de guillotine sur peau de chrétien écorché vif.
Mais, quoi qu’ils dissent ou qu’ils fissent, le siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait mieux que le boudoir; le lecteur ne se prenait qu’à un hame?on amorcé d’un petit cadavre déjà bleuissant. -- Chose très concevable; mettez une rose au bout de votre ligne, les araignées auront le temps de faire leur toile dans le pli de votre coude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin; accrochez-y un ver ou un morceau de Deux fromage, carpes, barbillons, perches, anguilles sauteront à trois pieds hors de l’eau pour le happer. -- Les hommes ne sont pas aussi différents des poissons qu’on a l’air de le croire généralement.
On aurait dit que les journalistes étaient devenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant il leur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. -- Jamais on ne les avait vus si fondants, si émollients; -- c’était de la crème et du petit lait. -- Ils n’admettaient que deux couleurs, le bleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n’était que souffert, et, si le public les e?t laissés faire, ils l’eussent mené pa?tre des épinards sur les rives du Lignon, c?te à c?te avec les moutons d’Amaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la veste tourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumes d’oie de roses pompons et de faveurs en manière de houlette pastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à l’enfant, et s’étaient fait des virginités d’après la recette de Marion Delorme, à quoi ils avaient aussi bien réussi qu’elle.
Ils appliquaient à la littérature l’article du Décalogue:
Homicide point ne seras.
On ne pouvait plus se permettre le plus petit meurtre dramatique, et le cinquième acte était devenu impossible.
Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu que les héros dramatiques vécussent jusqu’à l’age de Melchisédech; et cependant il est reconnu, depuis un temps immémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer à la dernière scène un pauvre diable de grand homme qui n’en peut mais, comme le but de toute comédie est de conjoindre matrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d’environ soixante ans chacun.
C’est vers ce temps que j’ai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen age, l’un en vers et l’autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théatre, ce qui e?t été très jovial et assez inédit.
Pour me conformer à leurs idées, j’ai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée Héliogabale, dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a l’avantage d’amener une décoration non encore vue au théatre. -- J’ai fait aussi un drame moderne extrêmement supérieur à _Antony, Arthur ou l’Homme fatal, où l’idée providentielle arrive sous la forme d’un paté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu’à la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. -- Fin morale s’il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée._
_Quant au genre monstre, vous savez comme ils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han d’Islande, ce mangeur d’hommes, __Habibrah l’obi, Quasimodo le sonneur, et Triboulet, qui n’est que
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