Mademoiselle de Maupin | Page 9

Théophile Gautier
débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. -- Les tableaux se font d’après les modèles et non les modèles d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les moeurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. -- C’est comme si l’on disait: Les petits pois font pousser le printemps; les petits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps, et les cerises parce que c’est l’été. Les arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loi éternelle et invariable dans sa variété; les siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui n’est pas celui du siècle précédent; les livres sont les fruits des moeurs._
_à c?té des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie __de petits champignons d’une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l’histoire naturelle._
_Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez._
_Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, -- ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balan?ant d’un air capable, ils se rengorgeaient et disaient:_
--_ à quoi sert ce livre? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre? Quoi! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir? Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts? -- Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme? c’est bien de cela qu’il s’agit (pauvres renards, ils sont trop verts)! -- La société soufre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez: personne ne veut s’abonner aux journaux utiles). C’est au poète à chercher la cause de ce __malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de coeur et d’ame avec l’humanité (des poètes philanthropes! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos voeux. Quand il para?tra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée..._
_à la bonne heure; mais, comme nous souhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusqu’à la fin de cette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cette imitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, est passablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, le laudanum et les discours d’académie._
_Préface _Non, imbéciles, non, crétins et goitreux ...
Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine; -- un roman n’est pas une paire de bottes sans couture; un sonnet, une seringue à jet continu; un drame n’est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l’humanité dans la voie du progrès.
De par les boyaux de tous les papes passés, présents et futurs, non et deux cent mille fois non.
On ne se fait pas un bonnet de coton d’une métonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle; on ne se peut servir d’une antithèse pour parapluie; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. J’ai la conviction intime qu’une ode est un vêtement trop léger pour l’hiver, et qu’on ne serait pas mieux habillé avec la strophe, l’antistrophe et l’épode que cette femme du cynique qui se contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à ce que raconte l’histoire.
Cependant le célèbre M. de La Calprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelle étoffe c’était, il répondit: Du Silvandre. -- Silvandre était une pièce qu’il venait de faire représenter avec succès.
De pareils raisonnements font hausser les épaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc de Glocester.
Des gens qui ont la prétention d’être des économistes, et qui veulent rebatir la société de fond en comble, avancent sérieusement de semblables billevesées.
Un roman a deux utilités: -- l’une matérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’une pareille expression à l’endroit d’un roman. -- L’utilité matérielle, ce sont d’abord les quelques
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