Mademoiselle de Maupin | Page 6

Théophile Gautier
obligé d’assister aux ébats du Grand Seigneur.
Il est admis dans les profondeurs les plus secrètes de l’Oda; il mène les sultanes au bain; il voit luire sous l’eau d’argent des grands réservoirs ces beaux corps tout ruisselants de perles et plus polis que des agates; les beautés les plus cachées lui apparaissent sans voiles. On ne se gêne pas devant lui. -- C’est un eunuque. -- Le sultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sa bouche de grenade. -- En vérité, c’est une bien fausse situation que la sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.
Il en est de même pour le critique qui voit le poète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf belles odalisques, et s’ébattre paresseusement à l’ombre de grands lauriers verts. Il est bien difficile qu’il ne ramasse pas les pierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrière son mur, s’il est assez adroit pour cela.
Le critique qui n’a rien produit est un lache; c’est comme un abbé qui courtise la femme d’un la?que: celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui.
Je crois que ce serait une histoire au moins aussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog qui inventa les souliers à poulaine, que l’histoire des différentes manières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusqu’à nos jours.
Il y a assez de matières pour quinze ou seize volumes in-folio; mais nous aurons pitié du lecteurs, et nous nous bornerons à quelques lignes, -- bienfait pour lequel nous demandons une reconnaissance plus qu’éternelle. -- à une époque très reculée, qui se perd dans la nuit des ages, il y a bien tant?t trois semaines de cela, le roman moyen age florissait principalement à Paris et dans la banlieue. La cotte armoriée était en grand honneur; on ne méprisait pas les coiffures à la hennin, on estimait fort le pantalon mi-parti; la dague était hors de prix; le soulier à poulaine était adoré comme un fétiche. -- Ce n’étaient qu’ogives, tourelles, colonnettes, verrières coloriées, cathédrales et chateaux forts; -- ce n’étaient que demoiselles et damoiseaux, pages et valets, truands et soudards, galants chevaliers et chatelains féroces; -- toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents, et qui ne faisaient de mal à personne.
Le critique n’avait pas attendu au second roman pour commencer son oeuvre de dépréciation; dès le premier qui avait paru, il s’était enveloppé de son cilice de poil de chameau, et s’était répandu un boisseau de cendre sur la tête: puis, prenant sa grande voix dolente, il s’était mis à crier:
-- Encore du moyen age, toujours du moyen age! qui me délivrera du moyen age, de ce moyen age qui n’est pas le moyen age? -- Moyen age de carton et de terre cuite qui n’a du moyen age que le nom. - - Oh! les barons de fer, dans leur armure de fer, avec leur coeur de fer, dans leur poitrine de fer! -- Oh! les cathédrales avec leurs rosaces toujours épanouies et leurs verrières en fleurs, avec leurs dentelles de granit, avec leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons tailladés en scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un voile de mariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtres étincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur orgue qui bourdonne et leurs anges planant et battant de l’aile sous les vo?tes! -- comme ils m’ont gaté mon moyen age, mon moyen age si fin et si coloré! comme ils l’ont fait dispara?tre sous une couche de grossier badigeon! quelles criardes enluminures! -- Ah! barbouilleurs ignorants, qui croyez avoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu, blanc sur noir et vert sur jaune, vous n’avez vu du moyen age que l’écorce, vous n’avez pas deviné l’ame du moyen age, le sang ne circule pas dans la peau dont vous revêtez vos fant?mes, il n’y a pas de coeur dans vos corselets d’acier, il n’y a pas de jambes dans vos pantalons de tricot, pas de ventre ni de gorge derrière vos jupes armoriées: ce sont des habits qui ont la forme d’hommes, et voilà tout. -- Donc, à bas le moyen age tel que nous l’ont fait les faiseurs (le grand mot est laché! les faiseurs)! Le moyen age ne répond à rien maintenant, nous voulons autre chose.
Et le public, voyant que les feuilletonistes aboyaient au moyen age, se prit d’une belle passion pour ce pauvre moyen age, qu’ils prétendaient avoir tué du coup. Le moyen age envahit tout, aidé par l’empêchement des journaux: -- drames, mélodrames, romances, nouvelles, poésies, il y eut jusqu’à des vaudevilles moyen age, et Momus répéta des flonflons féodaux.
à c?té du roman moyen age verdissait le roman charogne, genre de roman très agréable,
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