Mademoiselle de Cérignan | Page 8

Maurice Sand

de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était
épuisée.
Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules,

mais on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire
cuire. Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des
pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui
empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs
français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. J'avais
appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois vingt-quatre
heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du petit nombre
de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui avaient gardé leur
belle humeur.
Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une déportation.
L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après s'être couverte
de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir chercher encore et si
loin, sous un ciel de feu. Le général en chef l'avait gâtée par ses
louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre lui. Les généraux et
les officiers criaient le plus haut et le plus fort. Tous regrettaient
l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous maudissaient l'Afrique aux
sables brûlants.
J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition d'être
cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour servir
d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le Caire
n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau
saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber
sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient
l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la
cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil et
chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était la
démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et les
casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi ardent.
J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.
Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit
Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous
vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans
les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, les
pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux

premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir
qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles
grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la
plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde
le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks
couverts de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont
rangés en bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux
leurs vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans
une redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au
nombre de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de
tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est dressée
celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses kiachefs, tous
resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil
couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier
d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves.
C'est presque une autre armée.
Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses
colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de
mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et,
depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de
savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur
rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de
me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à mitraille
força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon ordre sur leur
ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, et, le visage
rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les pyramides: «Soldats!
songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous
contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq carrés de six
rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; l'artillerie aux
angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au centre. Ces carrés
sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour être prêts à faire
front sur toutes les faces quand le carré sera chargé. C'est ainsi que
l'armée entière, semblable à cinq citadelles hérissées de baïonnettes,
ayant la faculté de se mouvoir dans tous les sens, s'avance à l'ennemi.
Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que

l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil,
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