j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche coquette
qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne voyait
que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à mademoiselle
Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où les scrupules qui
m'empêchaient de répondre aux oeillades de sa belle allaient me
brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été fort inutile. Elle
n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par dépit d'avoir été
éconduit. Je résolus de les quitter à la première occasion, et de ruser
jusque-là avec la demoiselle.
--Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un
matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.
--Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.
--C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.
--C'est un portier?
--Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.
--Tu connais donc les parents de madame Sylvie?
--Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour
comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai
souvent joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le
rétamage pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge avec
une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier, oui!
--T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?
--Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai peur
de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.
--Pourquoi se fâcherait-il?
--Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans;
la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais
le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et le
gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin
simple dragon et brosseur de son colonel.
Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés
comme la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que
Dubertet la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et
j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à
Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni
Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous
avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous poussait
toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon, parti en
amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un troisième.
Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la flotte
turque nous barraient le passage à la hauteur du village de Chebrêrys,
tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur les deux
rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le combat
s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers
bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de
Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne
valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.
Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part
à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui
montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris au
feu.
C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin,
attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un
lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le
gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de
l'Égypte.
Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les
équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes
dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est
prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et des
nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de
Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.
La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y
a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous
abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est à
qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur
le champ de bataille, l'armée se remit en marche.
Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire
davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à
l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les
autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.
On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du
Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz et
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