Mademoiselle de Cérignan | Page 9

Maurice Sand
est montée sur des
affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un
mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur
Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire.
Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis
un de mes dragons demander à Guidamour:
--Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?
--Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des
yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant
que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans,
nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes
des héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs,
enfin c'est une métaphore.
--Une métaphore? Je ne connais pas ça.
Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit
halte et forma le carré.
--Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de faignants,
dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un air de mépris,
la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient sur nous avec
l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit mille mameluks à
soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, fut un instant
ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et ne présente plus
qu'une muraille de baïonnettes.
Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle
vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur les
baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs
pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à la
tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et les
renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des cadavres.
Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en déplaise à
Guidamour, ce n'était certes pas là des faignants, c'étaient de braves et
rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec eux était enfin venue.

Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.

III
Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se
brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne lui en
donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps, je roule
avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile, mais je ne
suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le maintins sous moi
et le serrai jusqu'à l'étrangler.
--Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse
son affaire!
C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et les
yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce.
J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa bravoure,
je le lâchai.
--Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne chercheras
pas à t'évader, et je t'accorde la vie.
--Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque
jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se
sauvera pas.
Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y consentis,
et je le confiai à deux de mes dragons.
Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré.
Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre
les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les carrés se
dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh.
Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est
repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh,

où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en
abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en
déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs
positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui
les disperse et les balaye à coups de canon.
Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance
aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre
jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la rive
opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du carnage,
une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les pieds de
mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à l'une de
mes jambes et me crie: Amman! Amman! c'est-à-dire grâce, grâce. La
pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage ne me
permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si beaux, si
noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur ma selle;
car elle n'était ni bien
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