Mademoiselle de Cérignan | Page 5

Maurice Sand
juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes
enfin la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles
minarets d'Alexandrie.
Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et qui
avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre, donna
sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et
l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la terre,
et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et Menou,
s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la ville se
rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes. L'artillerie et
la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain avec les trois cents
chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un escadron prêt à
tout événement.
Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le
siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le
rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze
mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre
mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils
jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines sur
lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de l'argile
et de la paille, habitées par une misérable population de fellahs et de
juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les Égyptiens opulents et les
commerçants francs, est bâtie sur l'Heptastadion (c'est-à-dire les sept
stades, en raison de sa longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée
Soter pour séparer les deux ports et rattacher le phare à la terre ferme,
s'est élargie peu à peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un
quart de lieue de large.
Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur
d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts, pour
protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le
commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en
montant à l'assaut.
Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler
connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et,

comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:
--Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà
officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu dans
ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte
ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi
crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!
Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà
l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de
l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie.
Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni
commander, ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en
murmurant. Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les
mesures prises par le général en chef, elles étaient sages et habiles.
Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes qui
n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il les avait
confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de prêter
serment de fidélité à la république française; puis, il fit publier en
langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation empreinte de
la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de l'Orient et dans
laquelle il disait n'être venu que pour délivrer l'Égypte de la tyrannie
des mameluks. Il leur prouvait que les Français étaient aussi de vrais
musulmans; n'avaient-ils pas détruit le pape et les chevaliers de Malte,
qui voulaient l'anéantissement des mahométans? Il se disait l'ami du
Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis. Il terminait en promettant
bonheur, fortune et prospérité à ceux qui seraient avec lui, et menaçait
de mort ceux qui s'armeraient pour les mameluks.
Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du
vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des
provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie
irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie,
s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.
Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand nous
y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette exposition est

absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont j'entreprends
le récit.
Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour
les plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles
chrétiennes épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les
cloîtres. Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément
chrétien. Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et
percepteurs des finances pour
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