Mademoiselle de Cérignan | Page 4

Maurice Sand
cabine.
Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort vulgaire.
Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue vis-à-vis
des hommes ne devait pas en être la cause.
Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent
pourtant dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa soeur, sa mère
peut-être, ne quittaient pas de l'oeil, comme s'ils eussent craint qu'il ne
vînt à dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de
Cambacérès, qui n'avait pas la réputation d'être des plus républicains,

leur embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du
capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse
toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder
une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me
donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que
la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant.
La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans le
bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui se
dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied du
grand mât.
--Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant.
--C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air triste;
je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici!
--Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier.
--Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis
parfaitement libre!
Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se
sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan.
Un instant après elle passa devant moi.
--Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la langue,
honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte.
--Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction.
--Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est
permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant
sont celles d'une mère.
--Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize! Vous
êtes donc myope, monsieur de Coulonges?

--Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face.
--Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le
moindre embarras.
--Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir
si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'oeuvre quand vous
souriez ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus
beaux cheveux blonds que j'aie jamais vus.
--Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.
--Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?
--J'ai ouï dire que votre mère était noble.
--Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je
ne les sépare jamais.
--Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un ci-devant! Vous êtes
un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un
homme de coeur.
--Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan.
--Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.
--Comment cela?
--Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une
parente à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur
l'échafaud à sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive
reconnaissance. Ces choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges,
pardon, monsieur Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne
sont pas toutes vouées à l'ingratitude.
[Note B: Voir André Beauvray.]
Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour

me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots qu'il
m'avait adressés.
--Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous prie
de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif. J'espère que
le climat de l'Égypte lui fera du bien.
--Vous allez en Égypte dans ce seul but?
--Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le
conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint
à l'expédition en qualité d'administrateur.
--Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes
sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge...
--Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il n'est
pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il restera dans
les bureaux.
--Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert.
--On en fera pour moi, dit-elle en souriant.
Et elle rentra chez elle.
Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un
grand charme et une rare distinction.
Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible. Elle
ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle avait l'air
chaste d'une jeune fille.
La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même.

II

Le 30
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