hardi, mais brave, trop
souvent distrait peut-être, mais toujours pénétrant quand on l'obtient en plein visage, et
bienveillant pour peu qu'on le mérite. Ses yeux sont d'une limpidité que je n'ai jamais
trouvée dans les yeux noirs. Ils ne sont pas noirs du reste, du moins je les vois d'un ton
orangé quand je parviens à me rendre compte de quelque particularité en la regardant; car,
malgré mon habitude de contempler avec un soin égal l'ensemble et les détails de toute
chose et de tout être, ce qui me domine dans l'aspect de Lucie, c'est l'ensemble. Cela tient
à ce qu'il m'est impossible de la regarder de sang-froid. Je ne sais quel vertige flotte
autour d'elle; c'est comme le frissonnement d'un nimbe.
Mais comme je dois t'impatienter avec mon récit qui n'avance pas! Ce jour-là, il ne se
passa rien du tout entre elle et moi, rien d'apparent du moins. Nous étions parfaitement
étrangers l'un à l'autre, et je me taisais, dans la crainte de perdre une seule de ses paroles
ou de me distraire de l'émotion délicieuse où je me sentais plongé. Qu'a-t-elle dit?
A-t-elle dit quelque chose? De quoi a-t-on parlé autour de nous ce jour-là? Je n'en sais
absolument rien. J'étais dans un état surprenant; il me semblait faire un rêve de
somnambule, marcher au bord d'un précipice avec aisance et savourer l'enivrement de
l'abîme avec la confiance d'un fou.
J'ai été seulement frappé de la manière dont elle m'a dit adieu. M. de Turdy engageait
Henri à revenir souvent le voir, et, comme il s'était aperçu de mon admiration pour le
beau site où s'élève sa demeure, il m'invitait à revenir aussi. Sa petite-fille et lui nous ont
reconduits jusqu'au bord du lac, où deux barques nous attendaient. Dans la première, qui
est celle de M. de Turdy, il n'y a, en sus des bateliers, de place que pour deux personnes.
C'est un de ces petits canots effilés qui nagent avec une vitesse étonnante. Madame
Marsanne et sa fille s'assirent dans cette barque et passèrent devant. Il y en avait une plus
grande pour Henri et pour moi; celle-ci s'appelait les Amis, la première s'appelle Lucie. Je
compris que M. de Turdy n'admettait jamais d'autre passager que lui-même avec sa
petite-fille, et je lui en sus un gré infini. Ces embarcations sont si étroites, qu'il n'y a
vraiment aucune pudeur à y entasser des femmes et des hommes. En nous quittant, M. de
Turdy nous cria: «Au revoir!» et Lucie répéta d'une voix franche ce mot, qui ne
s'adressait qu'à moi par le fait du hasard. J'étais entré le dernier dans la barque, j'avais
encore un pied sur le rivage, et Henri était déjà au bout de la proue, prétendant ramer à la
place du batelier pour ne pas prendre froid.
Il eut bientôt assez de cette gymnastique. Le lac est plus large qu'il ne paraît. Henri vint
donc s'asseoir près de moi. La lune était resplendissante, et le ciel, criblé d'étoiles,
ressemblait à un ciel de Naples. Je ne voulais parler que de ce beau spectacle; mais Henri
me parla de Lucie.
«Eh! me dit-il, il va bien, il va même très-bien, ton mariage! C'est très-romanesque, et
pourtant cela va tout seul.»
J'étais épouvanté de cette ouverture, je la trouvais insensée, et, si tout autre qu'Henri
Valmare me l'eût faite, je crois que je me serais fâché. Me parler avec cette légèreté, cette
liberté d'esprit du but terrible et sacré de l'amour, et cela au début du premier sentiment, à
l'invasion du premier trouble, c'était me traiter comme on ferait d'un oiseau que l'on
précipiterait sans ailes dans l'inconnu de l'espace. Je ne répondis point. Je sais qu'Henri
est bon quand même. C'est le plus intime, sinon le plus sympathique de mes amis
d'enfance. Il a ton estime et ton affection; mais tu avais bien raison de me dire: «Vous ne
vous comprendrez pas toujours.» Le fait est que déjà nous ne nous comprenions plus du
tout, et que sa précipitation me semblait un outrage à la divine pureté de mon premier
rêve.
Il ne s'inquiéta guère de mon silence!
«J'ai beaucoup parlé de toi à M. de Turdy, reprit-il. Comme il me questionnait sur ton
compte, frappé qu'il était de ton heureuse physionomie, je lui ai raconté toute ta vie, la
manière dont ton père, resté veuf de bonne heure, t'a élevé lui-même à lui tout seul, à sa
manière, en homme très-fort, très-admirable et très-original qu'il est; comme quoi cet
excellent père avait réussi à faire de toi un garçon charmant, chevaleresque, poétique, un
véritable Amadis des Gaules. J'ai dit tout cela sans rire, parce que j'aime ton père et toi,
parce que, tout en vous trouvant singuliers, je vous estime à l'égal de ce qu'il y a de
meilleur dans le monde; et
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