mon vieux Turdy qui n'est pas mal don Quichotte non plus, a
pris feu tout de suite. Il ne m'a pas demandé si tu étais riche ou pauvre, mais si tu étais
occupé. J'ai répondu: «Il s'occupe,» ce qui n'est peut-être pas la même chose; mais il n'a
point paru faire de distinction, et je te jure que tu as fait sa conquête et, par conséquent,
celle de sa charmante petite fille, qui ne voit que par ses yeux.»
Je ne répondais toujours point. Je ne voulais ni approuver la précipitation d'Henri, ni le
dégoûter de me rendre service, car je sentais bien qu'il pouvait seul suppléer à ma
timidité.... D'où vient que cette brusque façon de me pousser dans ma destinée me faisait
souffrir?
Il remarqua mon silence et parut s'en inquiéter.
«Après ça, me dit-il, peut-être t'es-tu moqué de moi en me disant que tu étais épris de
mademoiselle La Quintinie; et peut-être au fond penses-tu toujours à mademoiselle
Marsanne?
--Dis-moi, lui répondis-je, que tu es amoureux d'Élise, et laissons l'autre tranquille.
Pauvre jeune fille, si riante et si heureuse, qu'a-t-elle fait d'excentrique ou de hasardé
aujourd'hui, pour que deux écoliers en vacances se permettent d'épier le premier
battement de son coeur et de disposer de sa vie dans leurs rêves?»
Henri se prit à rire, et puis tout d'un coup il me développa d'un ton fort sérieux, et pour la
première fois, ses théories sur l'amour et le mariage.
«Mon cher ami, dit-il, libre à toi de te prendre pour un écolier; mais, moi, je sens que je
suis un homme, et un homme de mon temps, qui plus est. A vingt-cinq ans, j'en ai, à
beaucoup d'égards, cinquante. Tu ne m'en fais pas ton compliment, je le sais, je t'en
dispense. Je n'ai pas la prétention de te servir de modèle, et je ne me permets pas de
vouloir rien déranger au système d'éducation que ton père t'a appliqué. Je suis ce qu'on
m'a fait, ce que le monde d'aujourd'hui fait de tous les jeunes gens qui ne se présentent
pas à lui armés de toutes pièces par la déesse Minerve, et cuirassés de théories plus ou
moins transcendantes. Je ne suis pas venu au monde comme toi, avec une fortune bien
établie. Mon père a mangé gaiement la sienne sans trop songer à mon avenir, c'était son
droit. Il m'a procuré un emploi assez lucratif dans un ministère. Je suis un homme occupé,
moi, et je n'en suis pas plus fier car mon occupation ne sert absolument à rien et ne me
prend pas une parcelle de mon intelligence, de mon coeur ou de ma volonté. Je suis un
privilégié qui ne feint même pas de travailler, vu qu'il est fier et méprise l'hypocrisie, un
être complètement inutile à la société, et qui ne se soucie pas plus d'elle qu'elle ne se
soucie de lui. Mon père s'est servi d'une influence acquise par ses opinions; moi, je n'ai
pas encore d'opinions politiques, et, comme je suis un honnête garçon, je ne feins pas
plus d'en avoir que je ne feins de prendre mon emploi au sérieux. Je sais très-bien qu'en
perdant mon père, je resterai sans appui, et que, si j'ai affaire alors à des supérieurs zélés,
à des pédants administratifs, je perdrai ma place. Voilà pourquoi je songe à me marier
pendant que j'ai cette place, qui fait de moi ce qu'on appelle un parti sortable. Qui dit
mariage dit donc affaire dans la position où je suis; cette position, je ne me la suis pas
faite, je l'ai subie. Je n'aurais pas mieux demandé que d'être un homme de mérite, mais on
ne m'a pas donné l'occasion de le devenir. J'y suppléerai par ma volonté quand je me
sentirai mûr. Je réfléchirai, j'écrirai ou j'agirai; je serai quelque chose. Il n'est pas permis
de ne rien être au temps où nous vivons. Ce que je produirai, je ne le sais pas encore,
mais je sais la philosophie que j'aurai, et je veux bien te la dire d'avance.
«Je ne sais absolument rien de la vie future, voilà pourquoi je ne la nie pas; mais je ne
force pas non plus mon imagination pour y croire; Toute ma religion consiste à accepter
là vie présente telle qu'elle est, et à ne pas chercher querelle à Dieu sur son peu de durée.
J'accepte aussi la courte mesure d'intelligence qu'il m'a donnée, ainsi qu'à la plupart de
mes semblables, et ma vertu consiste à n'en pas faire le mauvais usage de préférer le laid
au beau, le mal au bien. Donc, je ne ferai jamais d'action perverse et je n'aurai pas de
vices, ce qui ne sera pas une conduite trop vulgaire; je n'ai pas de goût pour ce qui est
vulgaire.
«Te voilà fixé sur mes
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