d'embrasser toute la vallée de Chambéry, à laquelle l'extrémité du lac sert
de premier plan, et dont le profond horizon est fermé par les glaciers majestueux des
grandes alpes de neige. Mais la vue générale du site est à prendre sur le toit plat du vieux
château. De là, on voit s'ouvrir magnifiquement la gorge qui serre le lac, et on peut
compter les nombreux plans et méandres de la vallée de Chambéry, large et long
soulèvement bosselé, fouillé, craqué et disloqué dans tous les sens, et enfin affaissé dans
son ensemble désordonné, au milieu du soulèvement resté debout des montagnes
environnantes.
C'est un beau spectacle que celui de cette nature en ruine que décore une splendide
végétation, vierge en apparence, bien que partout dirigée ou utilisée par la main de
l'homme. Elle est si gazonnée, si arrosée, si lavée et si fraîche de ton, cette nature
savoisienne, qu'on peut lui reprocher quelquefois, surtout aux environs d'Aix, d'être un
peu vignette anglaise, paysage romantique composé et colorié à plaisir. D'autre part, les
cultures, où, comme en Italie, la vigne court en guirlandes sur les arbres, mais ici avec
une coquetterie plus arrangée, ont un air de fête champêtre qui manque un peu de naïveté.
Heureusement, à deux pas de là, le roc nu avec des chutes d'eau dans ses brisures, les
ravins profondément tranchés et charriant des blocs au milieu des prairies, les arbres et
les terres entraînés par les orages, montrent bien que la beauté primitive conserve ici une
certaine habitude terrible, et que ni le touriste de la belle saison ni le patient et laborieux
paysan de la montagne ne l'ont encore soumise entièrement à leur profit ou à leur plaisir.
Je regardais ce grand, fier et doux tableau, songeant au plaisir de vivre là, près d'une
femme aimée, lorsqu'une voix déjà connue comme si je l'eusse entendue toute ma vie me
fit tressaillir et frissonner: c'était mademoiselle La Quintinie, qu'on nous avait dite
absente, et qui rentrait de la promenade avec son grand-père. Elle accourait embrasser
Élise, et madame Marsanne se hâta me présenter à M. de Turdy.
C'est un grand vieillard maigre, poli, un peu timide, assez insignifiant à première vue,
mais que je ne pouvais cependant pas regarder sans intérêt, car il avait une réputation de
grande honorabilité, et je savais déjà que Lucie l'adore. Il m'accueillit avec cette politesse
provinciale qu'on raille à Paris, mais que je trouve fort bonne et fort agréable quand elle
n'est pas exagérée, et c'était ici le cas. On nous fit entrer au salon, et il n'y eut pas moyen
de s'en aller. Lucie retenait obstinément ces dames à dîner. M. de Turdy, qui connaissait
un peu Henri, nous retint tous les deux. On renvoya nos bateliers, on se chargeait de nous
faire reconduire le soir.
C'est ainsi que je me suis trouvé introduit et accepté dans la maison de Lucie, non comme
un prétendant qui n'eût peut-être jamais osé se présenter; mais comme un hôte et un ami
de plus que le hasard protége. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé avant et pendant le
dîner. Je ne sais pas mieux dire dans quel état d'émotion bizarre je me trouvais. J'avais
des envies nerveuses de rire et de pleurer, et, si j'eusse bu autre chose que de l'eau, je me
serais cru surpris par l'ivresse.
Peu à peu je me suis retrouvé en rencontrant deux ou trois fois les yeux de Lucie fixés sur
moi et comme étonnés. J'ai repris l'aisance que donne l'habitude du monde, mais non le
calme intérieur. La voix de Lucie, extraordinairement forte et douce en même temps me
frappait de secousses électriques chaque fois qu'elle s'élevait au-dessus du diapason de la
causerie intime. Cette voix a, je t'assure, une puissance fascinatrice; et je crois même
qu'elle est, en ce qui me concerne du moins, la plus grande séduction extérieure de Lucie.
Elle est parfois vibrante comme l'airain et remplit le milieu où elle résonne comme une
sorte de commandement majestueux. Son rire est si franc, si large, si chantant, qu'il n'y a
pas d'orage qu'il ne doive couvrir ou disperser. Une interpellation directe de cette voix à
son diapason élevé est comme un appel aux armes dans le tournoi de la conversation. Et
puis, dès qu'elle a engagé un échange quelconque de paroles, elle s'emplit d'une suavité
qui semble verser des torrents de tendresse et d'abandon, quelque insignifiant que soit le
fond de l'entretien.
Ceci ne veut pas dire que Lucie parle avec frivolité sur quoi que ce soit. Au contraire elle
est sérieuse sous un grand air de gaieté juvénile; mais je veux te faire comprendre
qu'avant de l'apprécier dans son intelligence on est déjà subjugué par son accent.
Son regard est comme sa voix, il est franc et doux, non pas
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