Mademoiselle Clocque | Page 7

René Boylesve
la
vieille bonne sous le porche par où la maison de plomberie
communiquait avec la rue de l'Arsenal; elle causait avec la mère
Loupaing, malgré la défense que lui en avait faite maintes fois sa
maîtresse. Elle se hâta d'accourir et prévint l'observation qui la
menaçait:
--Mademoiselle! Vous ne savez pas ce qu'il y a? Paraît que Loupaing se
présente au conseil municipal: les affiches sont commandées!

Mlle Cloque leva les yeux au ciel, en haussant une épaule.
--Loupaing, au conseil municipal! soupira-t-elle.
Et elle ne put se retenir de jeter un regard de pitié sur la maison de cet
ivrogne imbécile et méchant. Il scandalisait le quartier par sa débauche,
et le voisinage par les mauvais traitements infligés à sa femme, une
pauvre patiente laborieuse qui ne criait que sous les coups par trop vifs,
et ne se plaignait jamais. Entre les branches d'un magnolia au feuillage
rare, Mlle Cloque vit Loupaing accoudé ce soir, à la fenêtre de sa
chambre, côte à côte avec sa femme. Il était en gilet de flanelle rouge,
sans manches; les gros muscles de sa chair nue formaient d'épaisses
saillies. Il regardait fixement, sans que l'on sût jamais où, de son oeil
incertain. Sa femme était tranquille et muette, près de lui, en camisole
blanche.
--Paraît qu'il a promis de ne plus sortir le soir, d'ici l'élection, dit
Mariette; c'est Mme Loupaing qui est contente!...
--La malheureuse! elle veut donc qu'il ait le temps de la couper en
morceaux? Cet homme-là me fait peur. Tenez, je rentre; vous arroserez
vous-même, Mariette; et que je vous reprenne à bavarder!...
--Mademoiselle aimerait donc mieux ne pas apprendre ce qui se passe?
--Ce qui se passe? Ah! on l'apprend toujours bien assez tôt!
Mlle Cloque remonta à sa chambre, et se pencha un instant à la fenêtre
sur la rue de la Bourde. L'air de juillet était lourd, la nuit tombait
doucement. On entendait sans le voir le marteau de l'infatigable
savetier. A chaque porte, des femmes étaient assises ou debout, en
petits groupes immobiles. Un nouveau-né criait comme un animal
qu'on égorge; des enfants jouaient dans la rue, butant contre les jambes
des chasseurs à pied qui rentraient par trois ou quatre à la caserne. Sur
la droite, dans le ciel obscurci, on pouvait voir la tour de l'Horloge, l'un
des débris de la vieille Basilique. Un gros camion voiturant des eaux
minérales passa en faisant trembler les maisons. Une fenêtre s'ouvrit à
l'hôtel d'Aubrebie, et la marquise agita de nouveau le «drapeau blanc»;

sans doute le marquis faisait un tour de jardin et la malheureuse folle
éprouvait le vide de l'exil du prince. La grosse cloche de l'horloge tinta;
une sonnerie de clairon vint des casernes; les soldats passaient en
courant. Peu à peu les bruits s'apaisèrent; les groupes, au pas des portes,
disparurent; de temps en temps seulement quelques coups de marteau
sur le cuir marquaient que le savetier travaillait encore.

III
LA CHAPELLE PROVISOIRE
Rien n'indiquait, dans la rue Descartes, l'existence d'une chapelle, si ce
n'était une simple croix de bois appliquée contre le mur au-dessus d'une
porte, et sur laquelle on lisait, en caractères à demi effacés: SANCTO
MARTINO. Un aveugle se tenait perpétuellement sur le pas de cette
porte avec une sébile de plomb à la main; il avait la figure rongée par
les piqûres de la petite vérole et il semblait que ses lèvres se fussent
épaissies et desséchées à force de murmurer, sans répit, du même ton
de mélopée plaintive: «Ayez pitié, Messieurs, Mesdames; ayez pitié
d'un pauvre aveugle...»
Les deux marches franchies, et avant de pousser les tambours de cuir
noir, on trouvait, à droite, un guichet ménagé au centre d'une étroite
vitrine où pendaient des chapelets et des scapulaires. En appliquant
l'oeil aux mauvais petits carreaux, on distinguait dans une pièce exiguë
et mal éclairée, des rangées de casiers et de tiroirs, une petite table, et
un «Frère à rabat bleu» fort laid, et portant sur un nez biblique une
énorme paire de lunettes aux verres du même ton que son rabat, ce qui
le faisait appeler communément le Frère bleu par les personnes
ignorant qu'il avait reçu en religion le nom de Frère Gédéon.
La plupart de ces dames, en entrant dans la chapelle, avaient un mot à
dire ou une question à adresser au Frère Gédéon. Il était le vivant
répertoire de toutes les nouvelles ecclésiastiques, et sa complaisance
était sans bornes. Derrière son guichet, pareil au préposé aux
renseignements dans une banque ou une gare de chemin de fer, la lèvre

soulevée d'un facile sourire et la courbe du nez flexible comme un arc
décochant ses traits avec précision et sans cesse rebandé par un génie
mystérieux, il répondait et renseignait sur les offices, sermons,
bénédictions, missions, pèlerinages, déplacements d'évêques ou de
prédicateurs, nouvelles de
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