Mademoiselle Clocque | Page 8

René Boylesve
Rome, nominations, mouvement de la
propagande, échelles des guérisons miraculeuses, etc., etc., au point de
constituer à lui seul une concurrence appréciable à la Semaine
religieuse. Beaucoup de fidèles négligeaient depuis qu'il était là de
s'abonner à cet organe de l'archevêché sous le prétexte que le Frère
Gédéon avait des renseignements de meilleure main.
Quand Mlle Cloque arriva pour la messe de neuf heures, au milieu d'un
sombre remous de vieilles dames, elle risqua un oeil au guichet, malgré
l'heure avancée. Elle était si avide d'apprendre ce que l'article du
Journal du Département contenait de fondé! Le Frère Gédéon se leva,
contrairement à son ordinaire; il ouvrit même la porte de sa petite
boutique et fit signe à Mlle Cloque: «Entrez donc, Mademoiselle...»
Le coeur de la pauvre fille battait. Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir, mon
Dieu?
--Eh bien, fit-elle, nous avons du nouveau?
--Je le crois bien! lui glissa le Frère, sur un ton confidentiel, et c'est
pour cela que je ne veux pas vous le dire devant tout le monde: hier soir
à neuf heures, le sous-lieutenant Marie-Joseph de
Grenaille-Montcontour s'est rendu aux bureaux du Journal du
Département, accompagné de deux officiers, et il a souffleté le
rédacteur en chef.
--Seigneur Jésus! s'écria Mlle Cloque.
Et elle ressentit à cette nouvelle un mouvement de soulagement et
même d'orgueil. Cette affaire était très désagréable à cause des suites
qu'elle comportait, mais elle lui donnait une haute satisfaction morale,
contrairement à ses appréhensions. C'était bien, ce qu'il avait fait là, ce
jeune homme; ce mouvement de bravoure chevaleresque flattait
immédiatement les plus intimes penchants de Mlle Cloque. Ce ne fut

qu'en se ressaisissant qu'elle se demanda: mais pourquoi a-t-il fait cela?
Les yeux du Frère bleu brillottaient derrière ses conserves, et l'arc de
son nez se bandait et se détendait successivement sans qu'il prononçât
un mot. Enfin, voyant l'anxiété de la vieille fille, il dit tout bas, et d'un
air qui voulait signifier beaucoup de choses:
--Ce jeune homme est bien, imprudent...
Soudain, les yeux de Mlle Cloque chavirèrent. Elle crut comprendre la
réticence du Frère; elle la rapprocha, ainsi que la provocation du jeune
Grenaille, de la queue du fameux article.
--Quoi! fit-elle; c'étaient eux que l'on visait dans l'article? Mais je vais
me désabonner en sortant de la messe!... Comment c'étaient eux! Mais
c'est une infamie!
--Ce jeune homme, répéta le Frère, a été bien imprudent... Vous allez
manquer le commencement de la messe, Mademoiselle. M. le vicaire
général est à l'autel; je vous recommande son allocution, elle sera
intéressante.
Tout émue, toute frémissante, Mlle Cloque entra dans la chapelle déjà
entièrement garnie de monde. Elle s'engagea dans une contre-allée
qu'assombrissaient les tribunes, et se heurta à la chaisière qui lui fit un
signe de tête amical et, la main en cornet sur la bouche, lui chuchota
confidentiellement:
--Le sermon, Mademoiselle, écoutez-le bien: tout le monde en tremble
déjà!
Au troisième rang, devant la sainte-table, une seule chaise restait libre,
avec un prie-Dieu garni d'une petite boîte fermant à clef et d'une plaque
de cuivre portant gravé: «Mademoiselle Cloque.» Cette chaise était
placée au bord de l'allée; sa titulaire l'occupa sans déranger personne et
sans même lever les yeux pour répondre à une foule de petits saluts tout
prêts, suspendus à ce signe des paupières qu'elle eût pu faire, mais que
l'on ne se permet plus quand le prêtre en est déjà à l'offertoire.

Cependant elle fit une exception en faveur du comte et de la comtesse
de Grenaille, en raison de l'abominable calomnie dont ils venaient
d'être l'objet, et leur adressa en passant un fin sourire à la fois
douloureux et sympathique.
A gauche et à droite d'une sorte de balcon faisant face à l'assistance, et
servant de chaire, deux escaliers de bois conduisaient au choeur très
surélevé et orné d'une profusion de bannières portant des noms de villes
de France, adressées en hommage à saint Martin. Contre la balustrade
du balcon, étaient appendus des sabres et des épées, en ex-voto,
formant panoplies autour de cadres à fond de velours épinglé de
nombreuses décorations parmi lesquelles les anciennes croix de
Saint-Louis et du Saint-Esprit côtoyaient la Légion d'honneur et la
médaille militaire. Toute la surface des murailles, d'ailleurs, aussi bien
du choeur que de la grande et unique nef à toiture de bois, que Mariette
appelait une grange, était couverte de plaques de marbre revêtues
d'inscriptions chaleureuses et touchantes: «Reconnaissance à saint
Martin», «Reconnaissance éternelle. Un père sauvé», avec les initiales
et la date; «Gloire à saint Martin: un mari et un fils conservés,
1870-71», «Grâce obtenue,» «Grâce obtenue,» etc., etc. Ces murs
simples et qu'on disait nus avaient la grandeur même et la beauté des
angoisses humaines et de l'inébranlable foi des créatures. Sous les
hommages militaires des panoplies et des croix, s'ouvrait une arcade
grillée donnant sur
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