renom de vertu de sa
vieille tante, devait regarder comme une surprise heureuse le fait
d'avoir été distinguée par le jeune sous-lieutenant. A vrai dire, c'était un
bonheur inespéré, et personne autre que Mlle Cloque n'eût aperçu là de
nuage.
Elle en avait aperçu pour une raison d'une délicatesse toute particulière.
Les Grenaille-Montcontour, d'authentique et très ancienne noblesse,
mais d'une fortune qu'on soupçonnait insuffisante à soutenir un train
assez brillant, avaient marié leur fils aîné à une jeune fille israélite.
L'amour l'avait voulu, à ce qu'on affirmait, et beaucoup d'âmes
généreuses en demeuraient persuadées. D'ailleurs, disait-on, il y a juif
et juif, et il fallait considérer que les Niort-Caen, bien avant leur
alliance avec les Grenaille-Montcontour, avaient donné au catholicisme
une précieuse recrue: une Niort-Caen, dont on rappelait la conversion
retentissante, dirigeait à Paris une institution religieuse. Enfin c'était
encore à l'occasion d'une conversion que les deux familles destinées à
s'unir étaient entrées en relations, depuis déjà plusieurs années. Le zèle
de la comtesse de Grenaille avait amené à la religion un jeune protégé
de la famille Niort-Caen, garçon intelligent et sans fortune, qui depuis
lors ayant prononcé ses voeux, se trouvait aujourd'hui à la tête d'une
petite boutique d'objets de piété, à la porte de la chapelle Saint-Martin,
en qualité de Frère vulgairement appelé «à rabat bleu.» Ce Frère
jouissait du privilège évangélique attribué au «pécheur converti»; et il
était, à lui seul, plus choyé que «cent justes» par les fidèles de
Saint-Martin.
C'en était assez, en vérité, pour que le monde le plus scrupuleux n'eût
pas lieu de faire la grimace. On ne la faisait pas trop; les Niort-Caen
chez les de Grenaille s'effaçaient, se faisaient oublier; et la jeune
femme était si charmante qu'on ne voyait pas de différence entre elle et
les femmes élevées le plus chrétiennement, sinon l'extraordinaire
saveur de sa beauté. Où donc, alors, était le nuage?
Le voici. Mlle Cloque avait observé finement, et dans mille petites
circonstances de l'apparence la plus insignifiante, qu'il y avait une
fêlure aux principes moraux, religieux ou politiques des
Grenaille-Montcontour. En quoi consistait-elle, il eût été bien difficile
de le préciser; cela n'était rien ou presque rien du tout, puisque cela
ternissait à peine la figure que faisait cette famille dans la société
tourangelle. Néanmoins, il y avait une indéfinissable issue par où
s'écoulait le suc qui maintient l'intégrité et l'originalité absolues des
vieilles maisons françaises.
Le vase où meurt cette verveine D'un coup d'éventail fut fêlé...
D'une manière générale, cela pouvait se traduire par une sorte de
mollesse à soutenir certaines opinions qui, au gré de Mlle Cloque,
étaient fondamentales d'une société chrétienne. C'était, par exemple,
une nuance de libéralisme qui allait s'accentuant de jour en jour. On
commence par être libéral en matière politique; puis on le devient
rapidement en matière de religion et de morale. De là à l'opportunisme,
il est clair qu'il n'y a qu'un pas. On disait couramment: les Grenaille
admettent ceci, admettent cela. Bon pour ceci ou cela; mais que
n'admettraient-ils pas demain? On citait ce trait bien significatif de
l'aisance avec laquelle cette maison glissait à toute évolution
inquiétante: à quelqu'un qui interrogeait M. le comte, à propos des
récentes persécutions des jésuites: «Mais, enfin, si vous aviez encore
des fils à instruire, les mettriez-vous au Lycée?» M. le comte de
Grenaille-Montcontour avait répondu: «Pourquoi pas?» Et
quelques-uns avaient frémi. C'était une réponse qu'il n'eût pas faite
avant l'influence des Niort-Caen.
Les Grenaille observaient une prudente réserve depuis le
commencement de l'affaire de la Basilique. Cependant on n'ignorait pas
que le comte eût des connaissances tout à fait exceptionnelles en
matière d'archéologie. C'était une question qui devait l'intéresser; il
pouvait apporter aux partisans de la reconstruction de l'antique
monument l'appui précieux de ses lumières. On n'osait pas l'interroger
par crainte de l'entendre émettre un avis défavorable, ce qui eût été le
signal de la guerre. Quant à lui, il se taisait. Lors du mouvement suscité
par la lacération des plans du projet gouvernemental, la famille de
Grenaille était partie pour Vichy.
Mais la question avançait; les grondements souterrains allaient aboutir
à un déchirement du sol déjà si oscillant; l'heure arrivait où il
deviendrait inévitable de prendre un parti. Que fallait-il pour cela? Un
éclat. L'article du journal le faisait prévoir comme prochain.
Et la pauvre Mlle Cloque achevait tristement son dîner en songeant à
cette menaçante perspective. La douleur de ses hautes aspirations
compromises était cruellement avivée par le souci du sort de sa chère
Geneviève qu'elle devait aller voir le lendemain, dimanche, à
Marmoutier.
Quand elle descendit au jardin, elle ne trouva pas la seille d'eau que lui
apportait régulièrement Mariette, et dans laquelle elle puisait avec son
petit arrosoir afin de soigner elle-même ses plantes. Elle alla vers la
cuisine et appela Mariette qui ne répondit point. Enfin, elle aperçut
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