assez des siennes... Je trempe ma soupe.
Mlle Cloque passa dans la salle à manger et fit son signe de croix en
s'asseyant à la petite table solitaire. Elle achevait l'article du journal
rempli d'insinuations alambiquées et de périphrases d'un travail infini,
où sous les apparences d'une attitude des plus respectueuses envers
l'archevêché, se dissimulaient des piqûres au venin administrées
savamment. Monseigneur trahissait la cause des catholiques purs; il
ouvrait définitivement l'ère depuis longtemps prévue, des concessions,
des louches compromissions, des pactes tacites et sans dignité, avec les
pouvoirs publics persécuteurs de l'Église. Enfin, allait donc se
manifester par un fait la justesse des sombres prévisions qui avaient
accueilli l'avènement de l'archevêque Fripière. Ce fils d'une marchande
à la toilette, haussé par sa seule habileté aux plus hautes fonctions
ecclésiastiques; cette sorte de philosophe que certains disaient païen ou
même athée, que l'on poussait à l'Académie française en raison
d'ouvrages presque exclusivement littéraires et à peine orthodoxes, se
préparait à passer impudemment à l'ennemi. Il ressortait nettement de
l'article «qu'à l'heure où paraîtraient ces lignes» l'archevêché aurait pris
position dans l'affaire de la Basilique, ce qui devait du même coup
hâter «d'une façon inattendue» le commencement des travaux. On
savait hélas quel était le sens de ces fameux plans tout prêts à être
exécutés. Exposés dans la crypte du tombeau de saint Martin, ils
avaient été lacérés, il n'y avait pas plus de trois semaines, par quelque
pieux basilicien demeuré inconnu.
Ce n'était pas tout; l'article se terminait par des lignes ambiguës quant
aux personnes visées, mais très claires quant au sens de l'accusation.
Elles flétrissaient la conduite équivoque de certaines «notabilités» dont
l'ostensible dévotion à saint Martin, jointe à la compétence reconnue
tant en matière d'archéologie qu'en «la pratique des affaires,» avait
fortement contribué à affermir l'espoir de voir se relever la Basilique,
alors que ces mêmes notabilités favorisaient secrètement, et cela «dans
un but qu'il restait à élucider», le misérable projet de l'église bâtarde.
C'était là de quoi faire aller les imaginations et les langues.
Mlle Cloque ne pouvait qu'appartenir au parti des projets héroïques et
grandioses. Son âme s'était de tout temps inclinée du côté des
généreuses chimères. Rien n'était assez grand ni assez beau, au gré du
superbe élan de ses désirs. Depuis le mouvement qui l'avait jetée aux
pieds du plus magnifique génie de son temps, jusqu'à celui qui faisait
monter le rose d'une sainte colère à ses vieilles joues de femme
vertueuse, à propos de la Basilique, elle n'avait point hasardé un pas qui
ne fût orienté vers l'intransigeant idéal.
Une porte-fenêtre ouverte sur le jardin laissait venir l'arôme délicat des
fleurs, qui s'exalte un peu vers le soir. Et l'on entendait le bruit de la
lance d'arrosage de Loupaing sur la haie des fusains. Par des trous que
Mlle Cloque n'arrivait pas à combler dans le feuillage de ces arbustes,
elle avait le désagrément d'apercevoir la figure rouge et l'oeil du
plombier borgne. Chaque soir, il était là, au moment où elle se mettait à
table. C'était à croire qu'il le faisait exprès, et cela était infiniment
probable, car ils avaient eu une contestation précisément au sujet de
cette lance. La locataire s'était réservé le droit d'en user pour l'entretien
de son jardinet improvisé dans la cour du propriétaire. Or Loupaing
prétendait s'en servir pour laver sa cour, à l'heure même où l'arrosage
est avantageux pour les plantes. Jamais, malgré nombre de réclamations,
Mlle Cloque n'avait touché la lance, et elle en était réduite à promener
sur ses plates-bandes son petit arrosoir à main, tandis que, de l'autre
côté des fusains lavés sur une seule face, Loupaing inondait sa cour à
plaisir.
Mais la pauvre fille avait, ce soir, des soucis trop graves pour être
affectée de cette petite persécution qui d'ordinaire l'exaspérait; et elle
négligeait même de fermer la porte au nez de l'affreux borgne aux
aguets derrière les trous. Peut-être, à cause de cette indifférence,
était-ce aujourd'hui Loupaing qui rageait.
--Vous ne comprenez pas, dit-elle à Mariette qui apportait une omelette,
combien cette affaire est importante...
--Quelle affaire donc, mademoiselle?
--Mais la Basilique! voyons. Savez-vous bien que cela peut nous faire
manquer le mariage de Geneviève?...
Mariette leva les bras au ciel.
--C'est-il vrai, Dieu possible! Pour une histoire de «bâtisse» voilà
mademoiselle Geneviève qui ne se marierait pas?
Mlle Cloque se demanda si elle allait confier à sa bonne toute l'étendue
de ses angoisses. Elle pensa que cette femme ne comprendrait jamais la
liaison de choses en apparence si indépendantes.
--Vous verrez, ma pauvre Mariette, vous verrez! c'est moi qui vous le
dis.
Et elle se ressouvint des premières appréhensions qu'elle avait eues
lorsque s'ébaucha ce projet de mariage avec les Grenaille-Montcontour.
Certes c'était une des meilleures familles de Touraine, et la petite
Cloque, sans autre dot que sa grâce naturelle et le
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