Mademoiselle Clocque | Page 4

René Boylesve
être assez touffus pour que l'on se trouvât à peu près
garanti du contact des ouvriers de Loupaing, affreux borgne presque
toujours ivre, et des regards inquisiteurs de la mère Loupaing qui, de sa
fenêtre du premier, tout en tricotant des bas, passait sa vie à épier le
voisinage.
Le journal, plié en quatre, et tout «humide encore des baisers de la
presse.» ainsi que se fût exprimé le marquis d'Aubrebie, laissait
pencher une corne sur le pas de la porte, et des fourmis couraient sur
l'encre fraîche. Mlle Cloque le ramassa, fit sauter d'une chiquenaude les
petites bêtes, et, ayant aperçu en capitales énormes le mot
«TRAHISON EN HAUT LIEU» suivi, il est vrai, de plusieurs points
d'interrogation, elle s'inquiéta immédiatement et rentra par la salle à
manger, cherchant ses lunettes. Elle appela:
--Mariette! est-ce que je n'ai pas laissé mon étui dans la cuisine?...
--Attendez donc... Oui, mademoiselle, le voilà!
--Eh bien apportez-le moi!
Mariette apporta l'étui.
--Ma pauvre fille, que vous êtes donc sotte; vous ne sentez pas que cet
étui est vide? J'au-rai laissé mes lunettes en haut. Courez vite me les
chercher.
Les yeux de Mariette brillèrent.
--C'est-il bien la peine d'aller là-haut?

Mlle Cloque qui s'exténuait à prendre connaissance de l'alarmante
«Trahison en haut lieu???» frappa du pied et faillit s'abandonner à un
mouvement de colère.
--Dame! fit Mariette, sans plus se tourmenter, Mademoiselle a ses
lunettes sur le front!
C'était une des distractions ordinaires de cette pauvre demoiselle. Elle
était toujours vexée qu'on la lui fît remarquer.
Mais la lecture était trop captivante, et elle oublia de se fâcher. Elle
parcourait avidement l'article sans prendre garde que la servante était
retournée à la cuisine.
--En voilà bien d'une autre, par exemple! s'écria-t-elle.
Elle froissait le journal; elle s'aperçut qu'elle était seule et sentit le
besoin de s'épancher. Elle alla retrouver Mariette.
--Eh bien! ma fille, si ce qu'on dit est vrai, on peut s'attendre à en voir
du joli...
--Qu'est-ce qu'il y a encore? C'est toujours leur Tonkin, je parie... Dire
que j'ai mon pauvre garçon qui est à Toulon...
--Il ne s'agit pas de cela pour le moment: croiriez-vous, ma fille, qu'il
paraît que Monseigneur favorise en sourdine leur projet...
--Leur projet, à qui?
--Le projet à qui? mais le projet du conseil municipal parbleu! le projet
des architectes diocésains qui sont tous des libres-penseurs, à ce qu'on
dit, enfin le projet de tous les ennemis de l'Église, quoi! C'est une
indignité!
--C'est-il bien possible! Et qu'est-ce qu'ils veulent faire comme ça?
--Mais leur église bâtarde, une église de quatre sous, une baraque
informe qui sera une humiliation pour les fidèles en même temps

qu'une victoire pour toute la franc-maçonnerie!... Vous comprenez bien
que ces gens-là périraient de dépit si nous relevions la grande Basilique!
Ha! ha! cela les gênerait ce monument qui doit englober tout un
quartier et qui serait plus grand que la cathédrale! Vous connaissez les
deux tours, la tour de l'Horloge et la tour Charlemagne, n'est-ce pas? Eh
bien, ces tours forment les deux angles de la grande construction qu'on
projette: on bâtirait deux autres tours pareilles, aux deux autres coins, le
tout réuni par un bâtiment à cinq nefs, gigantesque!...
--Eh! là là, mon Dieu! faut-il! Et pourquoi faire mettre tant d'argent?
--Comment! pourquoi faire? Mais voulez-vous me dire pourquoi nos
vieux pères ont construit les cathédrales? C'est parce qu'ils pensaient
que rien n'était trop beau pour le bon Dieu. Ah! ceux-là ne regardaient
pas à la dépense! Et voulez-vous me dire où est-ce que nous irions prier
Dieu aujourd'hui, s'ils n'avaient pas bâti les cathédrales; et qu'est-ce qui
représenterait la religion aux yeux des ennemis de la foi, s'il n'y avait
pas toujours là ces beaux monuments qu'ils sont bien forcés d'admirer
comme tout le monde?...
--Mais, vous n'y allez seulement point dans vos cathédrales; voyons,
c'est-il pas vrai, mademoiselle? Est ce que vous n'êtes pas toujours
fourrés les uns sur les autres dans votre chapelle de Saint-Martin qui est
large comme la main et construite en bois, comme un hangar..., une
grange, si vous y tenez; mettons une grange?...
--Mais, têtue! vous ne comprenez donc pas que cela, c'est à cause de la
dévotion à saint Martin dont les restes vénérés sont là, dans votre
grange, comme vous dites si bien; et que c'est précisément pour qu'on
lui élève un sanctuaire plus digne que nous nous pressons dans cette
chapelle provisoire, afin de montrer en haut lieu qu'elle est devenue
trop petite, qu'elle n'est plus proportionnée au culte sans cesse plus
large qu'on rend au grand Thaumaturge!...
--Tout ça, c'est des bien beaux noms et des affaires qui ne me regardent
point... Vous allez pouvoir vous mettre à table, mademoiselle. Et tâchez
donc de ne point vous faire de la bile pour ces histoires-là; on a bien
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