Madame Thérèse | Page 8

Erckmann-Chatrian
savaient tout faire,
rien ne les embarrassait.
Lisbeth, assise dans un coin, les mains croisées sur les genoux, les
regardait d'un air assez paisible; sa première frayeur était passée. Elle
me vit au haut de la rampe, et s'écria:
«Fritzel, descends... ils ne te feront pas de mal!»
Alors je descendis. A droite, par la porte de la salle, je voyais l'oncle
Jacob assis près de la table, tandis qu'un homme vigoureux, à gros
favoris, était installé dans le fauteuil et déchiquetait un de nos jambons
avec appétit. De temps en temps, il prenait le verre, levait le coude,

buvait un bon coup et poursuivait.
7 Tout en déchiquetant, l'homme aux gros favoris parlait d'une voix
brusque:
«Ainsi, tu es médecin? disait-il à l'oncle.
--Oui, monsieur le commandant.
--Appelle-moi «commandant» tout court, ou «citoyen[1] commandant,»
je te l'ai déjà dit; les «monsieur»[2] et les «madame»[3] sont passés de
mode. Mais tu dois connaître le pays; un médecin de campagne est
toujours sur les quatre chemins.[4] A combien sommes-nous de
Kaiserslautern?
--A sept lieues, commandant.
--Et de Pirmasens?
--A huit environ.
--Et de Landau?
--Je crois à cinq bonnes lieues.
--Je crois... à peu près... environ... est-ce ainsi qu'un homme du pays
doit parler? Écoute, tu m'as l'air d'avoir peur; tu crains que, si les habits
blancs[5] passent par ici, on ne te pende pour les renseignements que tu
m'auras donnés. Ôte-toi cette idée de la tête: la République française te
protège.»
Le jour grisâtre commençait à poindre dehors; on voyait l'ombre de la
sentinelle se promener l'arme au bras devant nos fenêtres. Une sorte de
silence s'était établi. La pendule allait lentement, le feu pétillait toujours
dans la cuisine.
Cela durait depuis quelques instants, lorsqu'un grand bruit s'éleva dans
la rue; des vitres sautèrent, une porte s'ouvrit avec fracas, et notre
voisin, Joseph Spick, le cabaretier, se mit à crier:

«Au secours! au feu!»
8 Mais personne ne bougeait dans le village; chacun était bien content
de se tenir tranquille chez soi. Le commandant écoutait.
«Sergent Laflèche!» dit-il.
Le sergent était allé voir, il ne parut qu'au bout d'un instant.
«Qu'est-ce qui se passe? lui demanda le commandant.
--C'est un aristocrate de cabaretier qui refuse d'obtempérer aux
réquisitions de la citoyenne Thérèse, répondit le sergent d'un air grave.
--Eh bien! qu'on me l'amène.»
Le sergent sortit.
Deux minutes après, notre allée se remplissait de monde; la porte se
rouvrit, et Joseph Spick parut sur le seuil, entre quatre soldats de la
République.
Derrière, dans l'ombre, se voyait la tête d'une femme pâle et maigre, qui
attira tout de suite mon attention; elle avait le front haut, le nez droit, le
menton allongé et les cheveux d'un noir bleuâtre. Ses yeux étaient
grands et noirs.
Le commandant attendait que tout le monde fût entré, regardant surtout
Joseph Spick, qui semblait plus mort que vif. Puis, s'adressant à la
femme, qui venait de relever son chapeau d'un mouvement de tête:
«Eh bien, Thérèse, fit-il, qu'est-ce qui se passe?
--Vous savez, commandant, qu'à la dernière étape je n'avais plus une
goutte d'eau-de-vie,[1] dit-elle d'un ton ferme et net; mon premier soin,
en arrivant, fut de courir par tout le village pour en trouver, en la payant,
bien entendu. Mais les gens cachent tout, et depuis une demi-heure
seulement j'ai découvert[2] la branche[3] de sapin à la porte de cet
homme. Le caporal Merlot, 9 le fusilier Cincinnatus et le

tambour-maître Horatius Coclès me suivaient pour m'aider. Nous
entrons, nous demandons du vin, de l'eau-de-vie, n'importe quoi; mais
le kaiserlick[1] n'avait rien, il ne comprenait pas, il faisait le sourd.[2]
On se met donc à chercher, à regarder dans tous les coins, et finalement
nous trouvons l'entrée de la cave au fond d'un bûcher, dans la cour,
derrière un tas de fagots qu'il avait mis devant.
«Nous aurions pu nous fâcher; au lieu de cela, nous descendons et nous
trouvons du vin, du lard, de la choucroute, de l'eau-de-vie; nous
remplissons nos tonneaux, nous prenons du lard, et puis nous
remontons sans esclandre. Mais, en nous voyant revenir chargés, cet
homme, qui se tenait tranquillement dans la chambre, se mit à crier
comme un aveugle,[3] et, au lieu d'accepter mes assignats,[4] il les
déchira et me prit par le bras en me secouant de toutes ses forces.
Cincinnatus ayant déposé sa charge sur la table, prit ce grand flandrin
au collet et le jeta contre la fenêtre de sa baraque. C'est alors que le
sergent Laflèche est arrivé. Voilà tout, commandant.»
Quand cette femme eut parlé de la sorte, elle se retira derrière les
autres.
Et le commandant s'adressant en allemand à Joseph Spick, lui dit en
fronçant les sourcils:
«Dis donc, toi, est-ce que tu veux être fusillé? Cela ne coûtera que la
peine de te conduire dans ton jardin! Ne sais-tu pas que le papier
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