air grave:
«Bon appétit, monsieur le[4] docteur.
--Si le coeur vous en dit?[5] répondait l'oncle.
--Bien des remerciements; nous avons mangé ce soir de la salade; c'est
ce que j'aime le mieux.»
Après ces paroles, Koffel allait s'asseoir derrière le fourneau et ne
bougeait pas jusqu'au moment où l'oncle disait:
«Allons, Lisbeth, allume la chandelle et lève la nappe.»
Alors, à son tour, l'oncle bourrait sa pipe et se rapprochait du fourneau.
On se mettait à causer de la pluie et du beau temps,[6] etc.; le taupier
avait posé tant d'attrapes pendant la journée, ou bien il venait de retirer
tant de miel de ses ruches.
Koffel, lui,[7] ruminait toujours quelque invention; il parlait de son
horloge sans poids, où les douze apôtres devaient paraître au coup de
midi, pendant que le coq chanterait et que la mort faucherait; ou bien de
sa charrue, qui devait marcher toute seule, en la remontant comme une
pendule, ou de telle autre découverte merveilleuse.
4 L'oncle écoutait gravement; il approuvait d'un signe de tête, en rêvant
à ses malades.
Moi, je profitais d'un bon moment pour courir à la forge de Klipfel,
dont la flamme brillait de loin, dans la nuit, au bout du village. Hans
Aden, Frantz Sépel et plusieurs autres s'y trouvaient déjà réunis. Nous
regardions les étincelles partir comme des éclairs sous les coups de
marteau; nous sifflions[1] au bruit de l'enclume. Se présentait-il une
vieille[2] rosse à ferrer, nous aidions à lui lever la jambe.
Ainsi se passaient les jours ordinaires de la semaine; mais les lundis et
les vendredis l'oncle recevait la Gazette de Francfort, et ces jours-là les
réunions étaient plus nombreuses à la maison. Outre le mauser et
Koffel, nous voyions arriver notre bourgmestre Christian Meyer et M.
Karolus Richter, le petit-fils d'un ancien valet du comte de
Salm-Salm[3]. Ni l'un ni l'autre ne voulait s'abonner à la gazette, mais
ils aimaient d'en entendre la lecture pour rien.
Que de fois je me suis rappelé le grand Karolus, le plus grand usurier[4]
du pays, qui regardait tous les paysans du haut de sa grandeur, parce
que son grand-père avait été laquais de Salm-Salm, et qui s'imaginait
vous faire des grâces en fumant votre tabac. Combien de fois je l'ai
revu en rêve, allant, venant dans notre chambre basse, écoutant,
fronçant le sourcil, plongeant tout à coup la main dans la grande poche
de l'habit de l'oncle, pour lui prendre son paquet de tabac, bourrant sa
pipe et l'allumant à la chandelle en disant:
«Permettez!»
Oui, toutes ces choses, je les revois.
5 Pauvre oncle Jacob qu'il était bonhomme de se laisser fumer son
tabac, mais il n'y prenait pas même garde; il lisait avec tant d'attention
les nouvelles du jour. Les Républicains[1] envahissaient le Palatinat,[2]
ils descendaient le Rhin, ils osaient regarder en face les trois
électeurs,[3] le roi[4] Wilhelm de Prusse et l'empereur Joseph.[5]
Tous les assistants s'étonnaient de leur audace.
M. Richter disait que cela ne pouvait[6] durer, et que tous ces mauvais
gueux seraient exterminés jusqu'au dernier.
Sur cette réflexion, il s'acheminait vers la porte; les autres le suivaient.
«Bonne nuit! criait l'oncle.
--Bonsoir!» répondait le mauser en s'éloignant dans la rue sombre.
II
Or, un vendredi soir du mois de novembre 1793, Lisbeth, après le
souper, pétrissait la pâte pour cuire le pain du ménage, selon son
habitude. Enfin elle me dit:
«Maintenant, Fritzel, allons nous coucher; demain, quand tu te lèveras,
il y aura de la tarte.»
Nous montâmes donc dans nos chambres. Je me couchai, rêvant de
bonnes choses, et ne tardai point à m'endormir comme un bienheureux.
Cela durait depuis assez longtemps, mais il faisait encore nuit, et la
lune brillait en face de ma petite fenêtre, lorsque je fus éveillé par un
tumulte étrange. On aurait dit que tout le village était en l'air: les portes
s'ouvraient et se refermaient au loin, 6 une foule de pas traversaient les
mares boueuses de la rue. En même temps j'entendais aller et venir
dans notre maison, et des reflets pourpres miroitaient sur mes vitres.
Qu'on se figure mon épouvante.
Après avoir écouté, je me levai doucement et j'ouvris une fenêtre.
Toute la rue était pleine de monde, et non seulement la rue, mais encore
les petits jardins et les ruelles aux environs: rien que[1] de grands
gaillards, coiffés d'immenses chapeaux à cornes,[2] et revêtus de longs
habits bleus, la grande queue pendant sur le dos, sans parler des sabres
et des gibernes.
Je compris aussitôt que les Républicains avaient surpris le village, et,
tout en m'habillant, j'invoquai le secours de l'empereur Joseph, dont M.
Karolus Richter parlait si souvent.
Les Français étaient arrivés durant notre premier sommeil, et depuis
deux heures au moins, car lorsque je me penchai pour descendre, j'en
vis trois, qui retiraient le pain de notre four. Ces gens
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