de la
République vaut mieux que l'or des tyrans? Écoute, pour cette fois je
veux bien te faire grâce, en considération de ton ignorance; mais s'il
t'arrive encore de 10 cacher tes vivres et de refuser les assignats en
payement, je te fais[1] fusiller sur la place du village, pour servir
d'exemple aux autres. Allons, marche, grand imbécile!»
Puis se tournant vers la cantinière:
«C'est bien, Thérèse, dit-il.»
Tout le monde sortit, Thérèse en tête et Joseph le dernier.
Le commandant se leva, s'avança jusqu'à l'une des fenêtres et se mit à
regarder le village. L'oncle et moi nous regardions à l'autre fenêtre. Il
pouvait être alors cinq heures du matin.
III
Toute ma vie je me rappellerai cette rue silencieuse encombrée de gens
endormis, les uns étendus, les autres repliés, la tête sur le sac.
A droite de notre grange, devant l'auberge de Spick, stationnait la
charrette de la cantinière, couverte d'une grande toile.
La cantinière, à la fenêtre en face, raccommodait une petite culotte, et
se penchait de temps en temps pour jeter un coup d'oeil sous le hangar,
où dormait un petit tambour d'une douzaine d'années, tout blond
comme moi, et qui m'intéressait particulièrement. C'est lui que
surveillait la cantinière, et dont elle raccommodait sans doute une
culotte. Il avait son petit nez rouge en l'air, la bouche entr'ouverte, le
dos contre les deux tonnes et un bras sur sa caisse; ses baguettes étaient
passées dans la buffleterie, et sur ses pieds, était étendu un grand
caniche[2] tout crotté, qui le réchauffait. A chaque 11 instant cet animal
levait la tête et le regardait comme pour dire. «Je voudrais bien faire un
tour dans les cuisines du village!» Mais le petit ne bougeait pas; il
dormait si bien! Et comme, dans le lointain, quelques chiens aboyaient,
le caniche bâillait; il aurait voulu se mettre de la partie.
Bientôt deux officiers sortirent de la maison voisine; deux hommes
élancés, jeunes, la taille serrée dans leur habit. Comme ils passaient
devant la maison, le commandant leur cria:
«Duchêne! Richer!
--Bonjour, commandant, dirent-ils en se retournant.
--Les postes sont relevés?
--Oui, commandant.
--Rien de nouveau?
--Rien, commandant.
«Allons! s'écria le commandant d'un ton joyeux, en route!»
Il prit son manteau, le jeta sur son épaule, et sortit sans nous dire ni
bonjour, ni bonsoir.
Nous pensions être débarrassés de ces gens pour toujours.
On entendait dehors les officiers commander: «En avant, marche!» Les
tambours résonnaient; et le bataillon se mettait en route, quand une
sorte de pétillement terrible retentit au bout du village. C'étaient des
coups de fusil, qui se suivaient quelquefois plusieurs ensemble,
quelquefois un à un.
Les Républicains allaient entrer dans la rue.
«Halte!» cria le commandant, qui regardait debout sur ses étriers,
prêtant l'oreille.[1]
12 Je m'étais mis à la fenêtre, et je voyais tous ces hommes attentifs, et
les officiers hors des rangs autour de leur chef, qui parlait avec vivacité.
Tout à coup un soldat parut au détour de la rue; il courait, son fusil sur
l'épaule.
«Commandant, dit-il de loin, tout essoufflé, les Croates![1]
L'avant-poste est enlevé... ils arrivent!...»
A peine le commandant eut-il entendu cela qu'il se retourna, courant sur
la ligne ventre à terre[2] et criant:
«Formez le carré!»
Les officiers, les tambours, la cantinière se repliaient[3] en même
temps autour de la fontaine, en moins d'une minute, ils formèrent le
carré sur trois rangs,[4] les autres au milieu, et presque aussitôt il se fit
dans la rue un bruit épouvantable; les Croates arrivaient; la terre en
tremblait. Je les vois encore, leurs grands manteaux rouges flottant
derrière eux, et courbés si bas sur leur selle, la latte en avant, qu'on
apercevait à peine leurs faces brunes aux longues moustaches jaunes.
Il faut que les enfants soient possédés du diable, car, au lieu de me
sauver, je restai là, les yeux écarquillés, pour voir la bataille. J'avais
bien peur, c'est vrai, mais la curiosité l'emportait encore.[5]
Le temps de regarder[6] et de frémir, les Croates étaient sur la place.
J'entendis à la même seconde le commandant crier: «Feu!» Puis un
coup de tonnerre, puis rien que le bourdonnement de mes oreilles. Tout
le côté du carré tourné vers la rue venait de faire feu à la fois; les vitres
de nos fenêtres tombaient en grelottant; la fumée entrait dans la
chambre avec des débris de cartouches, et l'odeur de la poudre
remplissait l'air.
13 Moi, les cheveux hérissés, je regardais, et je voyais les Croates sur
leurs grands chevaux, debout dans la fumée grise, bondir, retomber et
rebondir, comme pour grimper sur le carré; et ceux de derrière arriver,
arriver sans cesse, hurlant d'une voix sauvage: «Forvertz![1] forvertz!»
«Feu du second rang!» cria le commandant, au milieu des
hennissements et des cris sans fin.
Il avait l'air de parler dans notre chambre, tant sa
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