comme il arrivait à mes
soldats de plomb lorsque, d'aventure, mon pied se posait sur eux. Son
beau visage, naguère si plein d'une énergie que certains jugeaient trop
hautaine, s'était détendu comme un masque mouillé. On n'y lisait plus
qu'une sorte d'humilité douloureuse, un doute de soi-même et de toutes
choses, navrants même pour un observateur aussi peu profond que je
l'étais alors. Je restais là, les yeux et la bouche ouverts, ne sachant que
dire et que faire, plus attristé que curieux, sentant que j'allais fondre en
larmes si la situation se prolongeait encore une minute. Fort
heureusement mon oncle y mit fin en me disant d'une voix qui me parut
très dure:
--Monte chez ta grand'mère et prie-la de venir ici toute seule; toute
seule, tu entends? Vas vite, ne dis rien de plus.
J'escaladai l'immense escalier en quelques bonds. Je me sentais devenir
à la fois très grand, à cause du rôle que le hasard me donnait dans ce
qui me paraissait un drame à peine vraisemblable, et très petit par le
sentiment que j'avais de mon inexpérience et de ma faiblesse en face de
ces événements inouïs.
--Grand'mère, m'écriai-je tout essoufflé, oubliant un peu l'étiquette
respectueuse qui était de règle à Vaudelnay, il faut descendre au salon,
tout de suite, tout de suite! Et surtout n'amenez personne. Ah! mon
Dieu! si vous saviez!....
Une jeune femme, à ce message délivré si prudemment, serait tombée
dans une crise de nerfs. Mais ma vaillante aïeule en avait vu bien
d'autres, comme beaucoup de ses contemporaines. Elle se leva de son
fauteuil, remit dans sa poche quelque chose qui, sans doute, était son
chapelet, et m'examinant de la tête aux pieds, me demanda:
--Qu'y a-t-il donc? Une visite?
--L'oncle Jean! répondis-je en mettant un doigt sur mes lèvres, et en
parlant presque à voix basse.
Là-dessus je m'éloignai, ou pour mieux dire je m'enfuis, trouvant que
c'était encore le meilleur moyen de n'être pas obligé de « dire autre
chose ». Dans le fond de moi-même, j'étais assez flatté de renverser les
rôles. A cette heure, c'était moi qui laissais les autres se creuser la tête
et qui refusais de répondre à leurs questions.
Pour être franc, j'avais peu de mérite à ne pas y répondre. D'où tombait
cette petite fille endormie? Au retour de chacun de ses voyages, l'oncle
Jean,--c'était une habitude chez lui,--rapportait à Vaudelnay quelque
animal exotique, généralement assez mal reçu. Serins de Hollande,
marmottes des Alpes, chiens des Pyrénées, tortues d'Egypte, singes
d'Algérie, j'avais vu successivement tous ces échantillons du règne
animal sortir de ses bagages. Mais une petite fille! c'était du nouveau, et
tout en redescendant l'escalier sans fermer les portes derrière
moi,--décidément nous étions en pleine anarchie,--je me demandais:
--Va-t-on lui faire, à elle aussi, une cage où j'irai lui porter du lait et des
coeurs de laitue, à l'heure de mes récréations?
Quand je rentrai dans la pièce, la nouvelle acquisition de l'oncle Jean
dormait toujours, et son propriétaire, agenouillé devant le canapé, la
dévorait des yeux. De temps en temps il échangeait des sons
inintelligibles avec une femme d'aspect modeste, encore jeune, coiffée
d'un objet bizarre en paille noire, qui se tenait debout, le regard fixé sur
l'enfant, sans faire plus d'attention à ce qui l'entourait, voire même à
mon humble personne, que si elle eût été là depuis dix ans. L'oncle Jean,
à la fois radieux et absorbé, semblait ravi dans l'extase de la prière, et je
ne pus m'empêcher de me dire que je ne l'avais jamais vu si dévot,
même le dimanche, au moment de l'élévation de la messe.
Nous étions là, rangés comme les animaux de la Crèche autour de
l'enfant Jésus, quand ma grand'mère fit sont entrée. Mon oncle resta
comme il était, mais il fit un quart de conversion sur ses genoux, si bien
que ce fut à la châtelaine de Vaudelnay qu'il semblait, à cette heure,
adresser sa prière.
--Ma soeur, dit-il, d'une voix très douce, presque craintive (et
cependant je voyais le sillon tracé par la balle dans le crâne de ce
pusillanime), ma soeur, elle avait une petite fille. Voulez-vous, pour la
grâce du bon Dieu que vous aimez tant, recevoir chez vous la pauvre
orpheline sans abri?
J'ai vu depuis, dans plus d'un oeil féminin, les éclairs des passions, des
tendresses, des enthousiasmes qui peuvent y luire, effrayantes ou
sublimes. Jamais je n'ai vu la bonté, la compassion, la charité avec sa
douce flamme, embellir à ce point un visage resté plein de grâce sous
ses cheveux blancs. O grand'mère, comme je vous remercie d'avoir fait
comprendre à ma jeune tête blonde ce que ma vieille tête grise croit
encore aujourd'hui, elle qui a désappris tant d'autres articles de foi du
symbole humain!
Oui, toutes les raisons qui peuvent nous faire tomber à
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