Ma Cousine Pot-Au-Feu | Page 7

Leon de Tinseau
me
plongeaient dans une surprise qui restera l'une des plus considérables
de ma vie. Ma mère me répondit:
--Ton oncle avait épousé une jeune fille italienne dans un de ses
voyages. Ta tante n'est jamais venue ici. Personne de la famille ne l'a
jamais vue.
--Mais sa fille, celle qui vient de mourir? demandai-je.
--Celle-là non plus. Il ne faut pas en parler, surtout à ton oncle, quand il
sera de retour.
J'ouvrais déjà la bouche pour un pourquoi passablement justifié, il faut
en convenir, mais je devinai sur le visage de ma mère un tel sentiment
de contrariété à la seule idée de cette question prévue, que je renonçai à
en savoir davantage pour le moment. D'ailleurs, ce qui se passait depuis
quatre jours, ce que j'avais appris ce soir-là était déjà pour mon esprit
une pâture suffisante. Enfin j'avais pour ma mère une véritable
adoration, et la crainte de lui déplaire, à défaut de la discipline sévère
où j'étais élevé, m'aurait fermé la bouche. Feignant un calme que je
n'avais guère, je répondis:
--C'est bien, maman, je ne dirai rien. Soyez tranquille!
Un de ces bons baisers, tant regrettés à l'heure où ils manquent, me
récompensa de ma soumission, et je fis semblant de m'endormir. Mais,
de toute la nuit, je ne pus fermer l'oeil, et, dans l'obscurité de ma
chambre d'enfant, je voyais toujours « la femme de l'oncle Jean »,
l'Italienne qu'aucun membre de la famille n'avait jamais connue. Je me
la figurais, d'après une gravure d'un de mes livres, très brune, avec de
grands yeux noirs et de lourdes nattes retenues par les boules d'or de
deux épingles. Je l'apercevais distinctement, avec sa serviette pliée en
carré sur sa tête, son collier de corail au cou, son corsage blanc aux
manches bouffantes, et le panier rempli de fleurs qu'elle portait, sans
doute pour son agrément, car il m'était impossible d'admettre que la
baronne de Vaudelnay vendît des roses comme la première

Transtévérine venue.
Au jour naissant, le sommeil s'empara de moi pour une heure, et
lorsqu'on vint me réveiller pour la messe, qui réunissait chaque matin la
plupart des habitants du château, il me sembla que je sortais d'un rêve
compliqué et fatigant. Mais en voyant, un quart d'heure plus tard, des
flots d'étoffe noire s'engouffrer dans le banc de famille, en apercevant
les ornements funèbres sur les épaules du curé, dont j'étais
régulièrement l'acolyte, il me fallut bien me rendre à l'évidence.
D'ailleurs, sauf l'absence de l'oncle Jean, la couleur de nos costumes et
une recrudescence effroyable dans la sévérité de la discipline, rien
n'indiquait que les Vaudelnay venaient de perdre un des leurs, et ma
pauvre cousine,--j'aurais eu bien de la peine à la désigner par son
prénom,--ne faisait guère plus de bruit après sa mort qu'elle n'en avait
fait pendant sa vie.
Mais cette tranquillité trompeuse ne devait pas durer longtemps.

IV
Deux jours après, une heure avant le dîner, la nuit déjà tombée, j'étais
dans le vestibule, occupé à la manoeuvre de mes soldats de plomb,
lorsqu'une voiture s'arrêta devant la porte. Au bruit des grelots fêlés,
j'avais reconnu un carabas de louage de la ville; je sortis
précipitamment, laissant mes troupes se tirer d'affaire toutes seules,
pour savoir qui venait chez nous si tard sans être attendu. J'avais oublié
tout à fait l'oncle Jean, disparu déjà depuis plus d'une semaine. C'était
lui, mais j'eus peine à le reconnaître sous les manteaux et les cache-nez
qui le couvraient. Aussi bien, depuis que je savais son histoire, un peu
superficiellement, il faut l'avouer, il me semblait que ce n'était plus le
même homme. Ce fut donc avec une sorte de timidité que je m'avançai
vers lui pour lui souhaiter la bienvenue; mais il parut à peine faire
attention à moi.
--Bonsoir, bonsoir! me répondit-il en me tournant le dos, pour prendre
dans les profondeurs ténébreuses de la voiture un paquet lourd et
volumineux que lui tendit une ombre à peine visible.
Il monta, non sans un peu d'effort, les marches du perron, tandis que
l'ombre, une ombre féminine autant qu'on pouvait en juger, mettait pied
à terre à son tour.
--Ouvre-moi la porte du salon, commanda-t-il d'une voix brève.

J'obéis; nous entrâmes dans la vaste pièce à peine éclairée par une
lampe brûlant sous son abat-jour au milieu de l'immense table. Mon
oncle se dirigea vers un canapé, y déposa son fardeau, écarta quelques
plis d'étoffe et j'aperçus, on devine avec quelle surprise, une petite fille
endormie.
J'eus peine à retenir un cri d'effroi, d'abord parce que l'enfant, dans une
immobilité rigide, avait l'air d'une morte, et ensuite parce que mon
pauvre oncle, cité dans toute la province, huit jours plus tôt, pour sa
verdeur étonnante, semblait avoir tout à coup vieilli de vingt ans. Il
était brisé, courbé, déformé, pour ainsi dire,
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