Ma Cousine Pot-Au-Feu | Page 9

Leon de Tinseau
genoux devant
les femmes, la meilleure de toutes est leur bonté--quand elles sont
bonnes.
On n'arrive pas à onze ans, même dans un château du Poitou sous la
deuxième république, sans avoir lu beaucoup d'histoires d'enfants
recueillis par des âmes charitables, et Dieu sait qu'il n'existait pas, de
Tours à Angoulême, une chrétienne plus charitable que la marquise de
Vaudelnay. Je m'attendais donc, surtout après le regard que je viens de
décrire, à voir ma grand'mère étreindre sa petite nièce dans ses bras, car
je comprenais bien que c'était la petite-fille de mon oncle, ma cousine
issue de germains, qui dormait là d'un sommeil déjà résigné, comme un
agneau séparé le matin de sa mère. J'avais envie de crier à mon oncle:
--Mais relevez-vous donc! On dirait que vous demandez quelque chose
de difficile!
Probablement que le pauvre baron savait mieux que moi la difficulté de
ce qu'il demandait, car il restait à genoux, un oeil sur le visage de
l'enfant ou les premières contractions du réveil se manifestaient, l'autre
sur ma grand'mère qui, à cette heure, semblait réfléchir. Ah! si l'on
m'avait dit la veille que « notre maîtresse », ainsi que l'appelaient les
villageois, aurait eu besoin de _réflexion_ pour accueillir non pas une
pauvre orpheline sortie du sang des Vaudelnay, mais la fille de la plus
inconnue des mendiantes!
Comme si elle avait voulu gagner du temps, ma grand'mère fit cette
question que je ne pus m'empêcher de trouver au moins inutile dans la
circonstance:
--Mon pauvre Jean, pourquoi ne nous avez-vous pas dit qu'elle avait
une fille?
L'oncle répondit en serrant les mâchoires, comme s'il avait broyé ses

paroles avant de les laisser sortir:
--Tout simplement parce que je n'en savais rien.
--Pauvre mignonne! Elle vous ressemble.
J'avais toujours _considéré_ les jugements de ma vénérable aïeule
comme infaillibles; mais, cette fois, le doute pénétra dans mon âme. Si
ce petit visage rose entouré de cheveux noirs emmêlés ressemblait à
cette figure aux tons de parchemin, coupée durement d'une moustache
grise, surmontée d'une chevelure taillée en brosse, on pouvait aussi bien
dire que je rappelais les diables cornus sculptés dans le portail de
Sainte-Radegonde.
--Attendez-moi, dit soudain ma grand'mère; je vais parler à celui qui est
le maître ici. Espérons qu'il cédera.
Sur ces entrefaites, l'enfant s'était éveillée et tournait autour d'elle, sans
remuer la tête, des yeux effarés, si noirs qu'on aurait dit deux petits
globes de charbon nageant dans deux cuillerées de lait. Mon aïeule
demanda:
--Comment se nomme la petite?
--Rosamonde.
Je vis que ce nom bizarre ne produisait pas une impression excellente
sur celle qui l'entendait. Néanmoins la châtelaine se penchait
tendrement sur sa petite-nièce pour l'embrasser, lorsque l'enfant, à la
vue de ce visage inconnu qui s'approchait du sien, se mit à pousser des
cris de Mélusine.
--Pour l'amour du ciel, faites-la taire! s'écria ma grand'mère en se
retirant, un peu découragée.
Moi je pensais:
--Rosamonde, ma chère, vous faites une fameuse bêtise pour vos débuts
à Vaudelnay. Ne pas vouloir embrasser grand'mère!
Déjà la femme au chapeau de paille noire s'était approchée de sa pupille
et cherchait à l'apaiser, en lui parlant dans cette même langue
mystérieuse.
--Attendez-moi, répéta mon aïeule. Je vais parler à mon mari. Toi,
Gaston, va travailler à tes devoirs jusqu'au dîner.

V
Tout on faisant semblant de travailler, je prêtais l'oreille pour deviner le
sort de la pauvre Rosamonde, mais le château était si grand qu'on aurait

pu donner un bal à une extrémité, et célébrer des funérailles à l'autre,
sans que les invités respectifs à chacune des cérémonies en
éprouvassent la moindre gêne.
Toutefois quand j'entrai dans la salle à manger, une bonne heure plus
tard, je crus comprendre que tout était arrangé pour le mieux. A l'autre
bout de la longue table, en face de ma chaise, un fauteuil d'enfant très
haut sur pieds, ma propriété d'autrefois, supportait déjà mademoiselle
Rosamonde. Et telle était la discipline sévère de Vaudelnay que tout le
monde prit sa place sans paraître faire attention à la nouvelle venue qui,
tout au contraire, dévisageait avec une sorte d'effroi--silencieux, Dieu
merci!--toutes ces figures inconnues. Elle mangeait sans rien dire,
d'assez bon appétit, servie par sa gouvernante, couvée à la dérobée par
les regards de huit paires d'yeux ou plutôt de sept, car le chef de la
famille ne tourna pas une seule fois le visage du côté de la pauvrette. A
la fin, elle prit le parti de s'endormir, à mon grand effroi, car je savais
par expérience de quels châtiments une pareille infraction aux
convenances était punie. J'aurais voulu être à côté d'elle pour la pincer
et lui épargner les désagréments qui l'attendaient. Mais il faut croire
que, pour ce premier soir, l'amnistie était prononcée d'avance, car
personne n'eut l'air de rien voir. Le moment venu de se rendre à
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