de l'infortuné
prince. Le long du chemin, ma grand'mère adressa la parole à son mari
sur le ton de la prière, sans beaucoup de succès, autant que je pus le
voir. J'entendis qu'elle insistait:
--Mais après tout, mon ami, c'est une chrétienne et c'est notre nièce!
Dans l'office tout se passa selon le rite habituel. Toutefois, après la
dernière oraison, au lieu de faire le signe de croix final, mon grand-père
demeura quelque temps penché sur sa chaise. On aurait dit qu'il luttait
contre lui-même. Tout à coup, relevant la tête, il dit d'une voix moins
assurée:
--Nous allons réciter un Pater et un Ave pour la guérison de...d'une
malade de la famille.
Ce fut tout. Mais au bruit de mouchoirs qui s'éleva derrière nous parmi
les domestiques du sexe faible, je compris que le jeune
Antoine-René-Gaston de Vaudelnay était le seul à ne pas savoir de
quelle malade il s'agissait.
D'autres, à ma place, n'auraient pu se tenir plus longtemps de faire des
questions. Pour moi, dont les meilleurs amis critiquent le caractère
opiniâtre, le résultat fut tout différent. J'aurais vu démolir pierre par
pierre le château sans ouvrir la bouche pour demander la cause du
cataclysme. Au fond, je m'attendais à ce que les explications
viendraient d'elles-mêmes, en quoi je me trompais. Évidemment mon
fier silence faisait les affaires de tout le monde.
Deux autres jours se passèrent ainsi, avec de nouveaux cierges de cire à
l'église et de nouveaux Pater à la prière du soir. Le troisième jour, un
télégramme arriva d'assez bon matin, et toute la famille, sauf moi bien
entendu, se réunit presque aussitôt dans le cabinet de ma grand'mère,
fait absolument sans exemple, car, entre l'heure de la messe et celle du
déjeuner, le sanctuaire ne s'ouvrait pour personne sauf la cuisinière, la
femme de charge, le charretier chargé des commissions à la ville, et les
religieuses du village préposées au soin des malades et des pauvres.
Mais, ce jour-là, toutes nos habitudes semblaient bouleversées. Le
déjeuner fut retardé d'un gros quart d'heure, et ma mère partit pour
Poitiers après une longue conversation avec sa belle-mère et ses tantes.
Mérinos, crêpe, drap noir, couturière, modiste, gants de filoselle, ces
mots significatifs avaient frappé mes oreilles pendant une heure.
Quelqu'un de proche était mort, mais qui? Ce n'était pas mon oncle, car
j'avais entendu cette phrase prononcée par ma grand'mère:
--Je pense que ce pauvre Jean va revenir tout de suite.
Le soir, à la prière, mon grand-père dit, pour toute oraison funèbre:
--Nous allons réciter un De profundis à l'intention de ma nièce qui sera
enterrée demain en Angleterre.
A ce seul mot de _De profundis_, quelques sanglots éclatèrent
discrètement, mais non pas chez « les maîtres ». Selon toute apparence,
ma grand'mère et mes tantes avaient pleuré toutes leurs larmes en leur
particulier, car leurs yeux étaient fort rouges. D'ailleurs, s'abandonner à
l'émotion devant les domestiques, c'était une petitesse dont l'idée ne
leur serait pas venue.
Quant à moi, je savais à cette heure qu'une mienne parente venait de
mourir en Angleterre; mais c'était tout. Le degré de la parenté, le nom,
l'âge, l'état civil de la défunte, autant de mystères pour moi. Au fond du
coeur, j'étais révolté de cette ignorance où l'on me laissait. Le soir, en
me déshabillant, ma mère me fit essayer un costume de deuil. A ce
coup, je ne pus y tenir plus longtemps.
--Ce sera sans doute la première fois, dis-je d'un air sombre, que l'on
verra quelqu'un prendre le deuil sans savoir le nom de la personne qui
vient de mourir.
--Comment! s'écria ma mère. Personne ne t'a rien dit?
--Non, répondis-je; mais je ne demande rien. Que les autres gardent
leurs secrets; moi je garderai les miens, quand j'en aurai.
Dieu sait que la menace, de longtemps, n'était pas dangereuse.
Néanmoins ma mère, prise d'émotion, de remords peut-être, m'attira sur
ses genoux et m'embrassa.
--Mon cher enfant! s'écria-t-elle, on ne t'a rien dit! C'est que, vois-tu,
nous avons tous été si...si troublés...à cause du pauvre oncle Jean.
--Mais enfin, qui est mort? demandai-je, renonçant pour cette fois à
mon expectative hautaine.
--C'est sa fille qui est morte.
--L'oncle Jean était marié?
Ma pauvre mère leva les yeux vers le ciel avec l'angoisse d'un pilote
égaré parmi les écueils, cherchant sur la côte la lueur salutaire du phare.
--Il a été marié longtemps, répondit-elle. Ta tante est morte, ne laissant
qu'une fille, celle qui vient de mourir à son tour.
--Comment donc, demandai-je, résolu à tout savoir pendant que j'y étais,
comment donc se fait-il qu'on ne m'ait jamais parlé de la vie ni de la
mort de ma tante? Comment s'appelait-elle? Ne demeurait-elle pas à
Vaudelnay?
L'idée d'un membre quelconque de la famille habitant ailleurs qu'au
château, mais, par-dessus tout, l'idée de l'oncle Jean marié, père,
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