Ma Cousine Pot-Au-Feu | Page 5

Leon de Tinseau
me rendre perplexe quant à

l'orthodoxie de l'oncle Jean.
Le dimanche, il est vrai, jamais on ne l'avait vu manquer la messe, dont
il attendait le dernier coup avec impatience, car il avait la manie d'être
toujours prêt une demi-heure trop tôt. Mais il dormait au sermon, et
Dieu sait qu'il fallait une forte propension au sommeil pour le goûter
sur le chêne poli par les siècles du banc armorié de la famille.
Au bout de vingt minutes, régulièrement, l'oncle Jean s'éveillait,
circonstance qui coïncidait en général avec la péroraison peu variée de
l'homélie. Que si notre bon curé s'oubliait en son éloquence, M. le
baron tirait de son gousset une montre énorme, dont la répétition
s'entendait d'un bout de l'église à l'autre, et la faisait sonner
impitoyablement.
A ce signal connu, qui faisait frémir toute la pieuse assemblée, le
pauvre abbé Cassard se hâtait de regagner l'autel, nous laissant tous,
quelquefois, aux prises avec la tempête, sans se donner le loisir de nous
conduire au port sacré dont, heureusement, nous savions tous le
chemin.
Invariablement, du samedi de la Passion au lundi de Quasimodo, cet
auditeur récalcitrant disparaissait, sans que l'on pût dire quel était le but
de son voyage, et, grâce à cette circonstance, il était impossible de
répondre d'une manière péremptoire à cette question:
--L'oncle Jean fait-il ses Pâques?
Toutefois le curé du village, qui dînait au château tous les dimanches,
le traitait avec considération, voire même avec respect. Chose plus
remarquable encore, durant la partie de boston qui s'organisait ce
jour-là en sortant de table, et dont je ne voyais jamais que le
commencement, ainsi qu'on pense, mon oncle ne ménageait pas les
invectives les plus sévères à l'abbé Cassard quand il l'avait pour
partenaire. Car le baron était célèbre dans toute la province pour avoir
appris et joué le whist en Angleterre, de même que pour avoir étudié la
valse en Allemagne et la peinture en Italie.
--Malgré tout, me disais-je, un pécheur endurci ne saurait inspirer tant
d'estime à un prêtre et, surtout, il n'oserait le tancer aussi vertement
pour avoir coupé sa carte maîtresse.

III
J'allais sur mes douze ans, et ce même curé me préparait à ma première

communion en même temps qu'il m'enseignait les éléments du latin et
du grec, lorsqu'arriva le premier événement sérieux qui eût troublé,
depuis ma naissance, la paix tant soit peu monotone où dormaient le
château et ses habitants.
Un matin, bien que le samedi de la Passion fût encore très éloigné, la
place de l'oncle Jean resta vide à table, et je fus informé qu'il était parti
pendant la nuit pour l'Angleterre. Toute la journée la famille fut en
proie aux préoccupations les plus vives. Mon grand-père semblait tout
à la fois fort courroucé et fort attendri; ma grand'mère et ses
belles-soeurs avaient les yeux rouges et faisaient de grands soupirs.
Elles passèrent la moitié du temps prosternées devant l'autel de la
Vierge, à côté duquel un grand cierge de cire était allumé.
Fidèle à mon système, je m'abstins de toute question, mais j'attendais
avec impatience l'heure de la prière, supposant que nous aurions un
message du gouvernement, c'est-à-dire une communication quelconque
adressée par mon grand-père à l'assistance.
Il me revient encore aujourd'hui un léger frisson, quand je pense à ce
que fut, ce soir-là, notre dîner de famille dans la grande salle à manger
déjà rafraîchie par les premières aigreurs de novembre. Ce n'était pas,
comme on pourrait le croire, que chacun restât en contemplation devant
son assiette vide. Les Vaudelnay, de vieille et forte race, n'avaient rien
de commun--surtout alors--avec les névrosés de l'époque actuelle, dont
l'appétit s'en va s'ils ont perdu cent louis aux courses, ou si quelque
belle dame les a regardés d'un oeil moins clément. Nous mangions,
Dieu merci! Mais nous mangions au milieu d'un silence de mort,
troublé seulement par les craquements du parquet gémissant sous les
chaussons de lisière des domestiques. Les _ancêtres_ étaient absorbés à
ce point que je pus,--chose qui ne m'était jamais arrivée,--refuser des
épinards sans m'attirer cette argumentation entachée de sophisme,
devant laquelle, tant de fois, j'avais cédé, non sans appeler de tous mes
voeux l'âge de mon émancipation:
--Si tu ne manges pas d'épinards, c'est que tu n'as plus faim. Si tu n'as
plus faim, tu ne mangeras pas de dessert.
Ironiques inconséquences de la nature humaine! Je suis majeur, hélas!
depuis trop longtemps.... J'adore les épinards, et le dessert n'a plus
d'attraits pour moi. Il est achevé à tout jamais, le dessert de ma vie!
Le dîner se termina, comme à l'ordinaire, par ce bruit de cascades qui, à

cette époque, déshonorait encore les tables des gens bien élevés, et nous
partîmes pour « la Sibérie » dans un appareil dont la gaieté rappelait
celle du fils de Thésée lors de la dernière promenade
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