Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 8

François Pierre Guillaume Guizot
même temps que nous accomplissions ainsi avec éclat les obsèques
de Napoléon, nous portions devant les Chambres une autre question,
plus politique et moins populaire, soulevée aussi par le cabinet
précédent et qu'il nous avait laissée à résoudre, la question des
fortifications de Paris. Près de deux siècles auparavant, au milieu des
grandes guerres de Louis XIV, Vauban l'avait posée. Napoléon s'en
était préoccupé, même avant qu'après avoir envahi toutes les capitales
de l'Europe, il eût à défendre celle de la France: «La crainte d'inquiéter
les habitants et l'incroyable rapidité des événements l'empêchèrent,
a-t-il dit lui-même dans ses Mémoires, de donner suite à cette grande
pensée.» Sous la Restauration, en 1818, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr,
après avoir recréé l'armée, chargea une grande commission, dite
commission de défense, d'examiner l'état des places fortes et d'indiquer
tout ce qu'il y avait à faire pour la sûreté du royaume. Au bout de trois
ans et demi d'études, cette commission remit au ministère de la guerre
un travail dans lequel elle insistait vivement sur la nécessité de fortifier
Lyon et Paris. Après la révolution de Juillet, de 1830 à 1834, la pensée
fut reprise; le roi Louis-Philippe l'avait à coeur; le maréchal Soult mit la
main à l'oeuvre; des travaux furent commencés et des fonds demandés
aux Chambres, d'abord sur une petite échelle et sans bruit. Mais lorsque,
en 1833 et par la demande d'un crédit spécial de trente-cinq millions,
l'entreprise se fit entrevoir dans sa grandeur, les objections

économiques et les inquiétudes populaires éclatèrent; les financiers
secouaient tristement la tête; les bourgeois de Paris flottaient entre leur
zèle patriotique et les alarmes d'un siége. Dans les Chambres et dans les
journaux, l'opposition s'empara de ces appréhensions diverses et les
fomenta avec ardeur. Les hommes de guerre, partisans déclarés de la
mesure, lui fournirent eux-mêmes des armes; ils étaient divisés entre
eux; les uns réclamaient, pour la défense de Paris, une forte enceinte
continue et bastionnée; les autres, un certain nombre de forts détachés,
établis à distance de la ville, selon la configuration des terrains, et qui
suffiraient, disaient-ils, pour en couvrir les approches. L'un et l'autre
systèmes avaient pour défenseurs des militaires d'un grand renom; le
général Haxo et le maréchal Clauzel voulaient l'enceinte continue; les
généraux Rogniat et Bernard et le maréchal Soult lui-même soutenaient
les forts détachés. L'opposition attaqua passionnément le dernier projet,
imputant au pouvoir le dessein de se servir des forts pour opprimer
Paris bien plus que pour repousser l'étranger. Au milieu de cette lutte
des théories et des partis, les travaux demeurèrent suspendus. En 1836,
et pour mettre fin à cette paralysie agitée, le maréchal Maison, alors
ministre de la guerre, institua une seconde commission de défense qu'il
chargea d'examiner à fond les deux systèmes et de proposer une
décision définitive. Après trois ans encore d'études et de discussions,
cette commission déclara que, l'un sans l'autre, les deux systèmes
étaient imparfaits et insuffisants, et que, pour devenir efficaces, ils
devaient être réunis et rendus solidaires l'un de l'autre dans une certaine
proportion, selon les rôles différents qui leur seraient assignés. Le
travail où ce nouveau plan et ses motifs étaient exposés fut remis au roi
Louis-Philippe en mai 1840; et deux mois à peine écoulés, le traité du
15 juillet vint en provoquer la soudaine exécution.
Le jour même où la signature de ce traité à Londres était annoncée dans
le Moniteur à Paris[5], M. le duc d'Orléans fit appeler à Saint-Cloud
l'un de ses aides de camp, M. de Chabaud-Latour, alors chef de
bataillon du génie, dont il estimait également la capacité et le caractère:
«Eh bien, lui dit-il, nous avons souvent causé de la fortification de Paris;
nous voilà au pied du mur; comment comprenez-vous que nous devions
résoudre cette grande question?--Monseigneur, répondit M. de Chabaud,
vous savez ce que je pense; il faut, pour fortifier Paris, une enceinte

continue et des forts détachés: une enceinte pour que l'ennemi ne puisse
espérer de pénétrer par les larges trouées de deux ou trois mille mètres
que les forts laisseront entre eux; des forts pour que la population n'ait
pas à souffrir les horreurs d'un siége, et pour que le rayon
d'investissement de Paris soit si étendu qu'il devienne comme
impossible, même aux armées les plus nombreuses.--C'est tout à fait
mon avis, reprit le prince; voici la carte et un crayon; tracez-moi
l'enceinte.» Le jeune officier qui, depuis son retour de la campagne
d'Alger en 1830, avait été employé aux travaux commencés pour la
défense de Paris et avait fait de cette question sa principale étude, traça
sur-le-champ le contour que devait suivre approximativement l'enceinte:
«C'est bien, dit le duc d'Orléans; à présent, placez-moi les forts.» M. de
Chabaud marqua, sur les deux rives de la Seine, l'emplacement de
quinze forts, selon lui indispensables. «Maintenant, dit le duc d'Orléans,
emportez ce
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