s'étaient donné
rendez-vous et se manifestaient par des cris: _A bas Guizot! à bas les
ministres! à bas les Anglais! à bas les forts détachés!_ Ces cris ne se
propageaient point et personne ne s'inquiétait de les réprimer; ils
éclataient librement et se perdaient dans l'air, sans contagion comme
sans résistance, symptôme à la fois sérieux et vain des luttes auxquelles
la France et son gouvernement étaient encore réservés. A deux heures,
le convoi arriva devant la grille de l'hôtel des Invalides; le clergé alla le
recevoir sous le porche; une marche à la fois funèbre et triomphale
annonçait son approche; le canon retentissait au dehors; la garde
nationale présentait les armes; les invalides serraient leur sabre à
l'épaule; le cercueil entra, porté par les soldats et les marins; le prince
de Joinville conduisait le convoi, l'épée à la main; le roi s'avança à sa
rencontre: «Sire, lui dit le prince en baissant la pointe de son épée
jusqu'à terre, je vous présente le corps de l'empereur Napoléon.--Je le
reçois au nom de la France, répondit le roi,» et recevant des mains du
maréchal Soult l'épée de l'empereur Napoléon, il la remit au général
Bertrand en lui disant: «Général Bertrand, je vous charge de placer
l'épée de l'empereur sur son cercueil.» Puis, se tournant vers le général
Gourgaud: «Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de
l'empereur.» Ces soins accomplis, le roi retourna à sa place et le service
funèbre commença. Il dura deux heures, au milieu d'un profond et
universel silence qui couvrait la diversité des émotions suscitées par ce
grand spectacle dans l'âme des spectateurs. A cinq heures la cérémonie
était terminée; le roi rentrait aux Tuileries; la foule s'écoulait
tranquillement. Le soir, le calme le plus complet régnait dans Paris.
Je ne veux pas ne parler du passé qu'avec l'expérience que j'ai acquise
et les impressions qui me restent aujourd'hui. Je retrouve, dans une
lettre que j'adressai trois jours après, le 18 décembre, à l'un de mes amis,
le baron Mounier, alors absent de Paris, l'expression fidèle de l'effet
qu'au moment même produisit sur moi cet incident et du jugement que
j'en portais: «Nous voilà, mon cher ami, lui écrivais-je, hors du second
défilé. Napoléon et un million de Français se sont trouvés en contact,
sous le feu d'une presse conjurée, et il n'en est pas sorti une étincelle.
Nous avons plus raison que nous croyons. Malgré tant de mauvaises
apparences et de faiblesses réelles, ce pays-ci veut l'ordre, la paix, le
bon gouvernement. Les bouffées révolutionnaires y sont factices et
courtes. Elles emporteraient toutes choses si on ne leur résistait pas;
mais, quand on leur résiste, elles s'arrêtent, comme ces grands feux de
paille que les enfants attisent dans les rues et où personne n'apporte de
solides aliments. Le spectacle de mardi était beau. C'était un pur
spectacle. Nos adversaires s'en étaient promis deux choses, une émeute
contre moi et une démonstration d'humeur guerrière. L'un et l'autre
dessein ont échoué. Tout s'est borné à quelques cris évidemment
arrangés et pas du tout contagieux. Le désappointement est grand, car le
travail avait été très-actif. Mardi soir, personne n'aurait pu se douter de
ce qui s'était passé le matin. On n'en parle déjà plus. Les difficultés
générales du gouvernement subsistent, toujours les mêmes et immenses.
Les incidents menaçants se sont dissipés. Méhémet-Ali reste en Égypte
et Napoléon est aux Invalides.»
Mon premier mouvement, en relisant aujourd'hui cette lettre, est de
sourire tristement de ma confiance. L'âme et la vie des peuples ont des
profondeurs infinies où le jour ne pénètre que par des explosions
imprévues, et rien ne trompe plus, sur ce qui s'y cache et s'y prépare,
qu'un succès à la surface et du moment. En décembre 1840, à l'arrivée
des restes de Napoléon, les choses se passèrent bien réellement comme
je viens de les décrire; une grande mémoire et un grand spectacle; rien
de plus ne parut, et les amis du régime de la liberté et de la paix eurent
droit de croire que le régime impérial était tout entier dans le cercueil
de l'Empereur. Je ne regrette pas notre méprise: elle n'a pas fait les
événements qui l'ont révélée; ce n'est pas parce que le roi
Louis-Philippe et ses conseillers ont relevé la statue de Napoléon et
ramené de Sainte-Hélène son cercueil que le nom de Napoléon s'est
trouvé puissant au milieu de la perturbation sociale de 1848. La
monarchie de 1830 n'eût pas gagné un jour à se montrer jalouse et
craintive, et empressée à étouffer les souvenirs de l'Empire. Et dans
cette tentative subalterne, elle aurait perdu la gloire de la liberté qu'elle
a respectée et de la générosité qu'elle a déployée envers ses ennemis.
Gloire qui lui reste après ses revers, et qui est aussi une puissance que
la mort n'atteint point.
En
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