Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 6

François Pierre Guillaume Guizot

laboureur, devenu aumônier de la marine, d'offrir ses respectueux
hommages au fils de son roi? Vous me pardonnerez peut-être d'unir ma
faible voix à la grande voix de la France, et de préluder au jugement de
la postérité qui vous tiendra compte de votre expédition de
Sainte-Hélène, et gravera votre nom à côté du nom du roi, votre
auguste père, sur le cercueil glorieux du grand homme. Honneur à vous,
prince! Honneur au roi dont vous êtes le digne fils! Ce cri n'est pas de
moi seul; je vous l'apporte fraîchement sorti de la bouche de deux cents
braves invalides que les fatigues de la mer retiennent dans l'enceinte de
l'hôpital maritime de Cherbourg. C'est le vivat dont ils ont salué hier,
avec le canon national, votre entrée dans notre port.» Les invalides de
Cherbourg et leur aumônier exprimaient vraiment ainsi le sentiment
public: au premier moment, en présence de cette généreuse sympathie
du roi, de ses fils et de son gouvernement pour les grands souvenirs
nationaux, toute haine des partis, toute rivalité des personnes se
taisaient; on ne voyait, on n'entendait que la justice rendue par tous à
tous, aux vivants et aux morts, aux vainqueurs et aux vaincus, à
Louis-Philippe et à Napoléon, à la guerre et à la paix. _La Belle-Poule_
passa huit jours dans le port de Cherbourg, pendant qu'on faisait, sur la
route du Havre à Paris et à Paris même, les préparatifs pour le voyage

et la réception du cercueil. Nous avions résolu, avec la pleine adhésion
du roi, de donner à cette cérémonie la plus grande solennité et aux
manifestations populaires la plus grande liberté. Le 8 décembre, en
présence de toutes les autorités, des troupes de terre et de mer, de la
garde nationale de Cherbourg et d'une nombreuse population, le
cercueil fut transbordé de la Belle-Poule sur le bateau à vapeur la
Normandie, qui partit aussitôt pour le Havre, escorté de deux autres
bâtiments. Un petit incident, bien inconnu aujourd'hui, quoique
rapporté par les journaux du temps, attesta, dans cette circonstance, le
concours universel de tous les sentiments généreux: le pavillon français,
qui flottait au haut du grand mât de la Normandie, avait été brodé par
des mains anglaises: c'était le travail des dames de Sainte-Hélène offert
par elles au prince de Joinville, qui leur avait promis qu'il ombragerait
jusqu'à Paris le cercueil du grand prisonnier rendu par l'Angleterre à la
France. Entre le Havre et Rouen, au Val-de-la-Haye, la Normandie ne
put plus remonter la Seine; une flottille de dix petits bateaux à vapeur
l'attendait; on procéda à un nouveau transbordement. Le bateau destiné
à recevoir le cercueil[4] avait été pompeusement orné; le prince de
Joinville, avec un tact sympathique, fit supprimer tout ornement et
substituer le deuil à la pompe; son ordre portait: «Le bateau sera peint
en noir; à tête de mât flottera le pavillon impérial; sur le pont, à l'avant,
reposera le cercueil couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène;
l'encens fumera; à la tête s'élèvera la croix; le prêtre se tiendra devant
l'autel; mon état-major et moi derrière; les matelots seront en armes; le
canon tiré à l'arrière annoncera le bateau portant les dépouilles
mortelles de l'Empereur. Point d'autre décoration.» Ainsi réglé, le
convoi funèbre remonta lentement la Seine, trouvant partout, dans les
campagnes comme dans les villes, la population accourue sur les deux
rives, et partout accueilli avec une admiration reconnaissante, curieuse,
respectueuse, étrangère à toute passion de parti. Le 14 décembre,
comme il arrivait dans les eaux de Neuilly, on remarqua, du bord de la
Dorade, un groupe de quatre ou cinq dames réunies sur le rivage et qui
le saluaient vivement de leurs mouchoirs: «C'est ma mère!» s'écria le
prince de Joinville. C'était en effet la reine Marie-Amélie, la première à
accueillir, à l'entrée de Paris, avec sa généreuse joie maternelle, son fils
ramenant de Sainte-Hélène les restes mortels de Napoléon.

[Note 3: L'abbé Rauline.]
[Note 4: La Dorade, nº 3.]
Le mardi 15 décembre, avant midi, le roi, la reine, la famille royale, les
Chambres, les ministres, une foule solennelle et silencieuse étaient
réunis dans l'église des Invalides, sous le dôme et autour du catafalque,
attendant le convoi funèbre qui était parti à dix heures du rivage de
Courbevoie, et s'avançait lentement entre les rangs de l'armée et de la
garde nationale, précédé, entouré, suivi, pressé, à perte de vue, par tout
un peuple avide de l'apercevoir et de l'approcher. Le froid était
rigoureux, l'atmosphère glacée, le vent perçant; la foule n'en avait point
été découragée; et pourtant, au fond et dans l'ensemble, cet océan
d'hommes était tranquille, étranger à toute fermentation politique,
adonné au spectacle seul. Seulement, de distance en distance et de
temps en temps, au sein de petits groupes dispersés dans la garde
nationale et dans la multitude, les passions politiques
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