Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 3

François Pierre Guillaume Guizot
à 1688, a agité et transformé l'Angleterre; un moment même, les classes démocratiques ont envahi la scène, changé la forme du gouvernement et touché à la domination directe; mais ce n'a été là qu'une crise superficielle et passagère; l'esprit de liberté était le vrai mobile du pays: c'était entre la royauté absolue et le gouvernement libre que se livrait le combat; une grande portion de l'aristocratie soutenait la cause des libertés publiques, et le peuple se groupait de bon coeur autour d'elle comme autour d'un allié nécessaire et d'un chef naturel. La Révolution d'Angleterre a été, de 1640 à 1660, bien plus aristocratique, et en 1688, bien plus démocratique qu'on ne le croit communément; la démocratie a paru dominante en 1640 et l'aristocratie en 1688; mais à l'une et à l'autre époque, ce sont l'aristocratie et la démocratie anglaises, animées du même esprit et intimement unies, qui ont fait ensemble, pour la défense ou le progrès de leurs libertés communes, l'un et l'autre de ces grands événements.
Leur union dans l'intérêt et sous le drapeau libéral a eu deux résultats excellents: l'aristocratie n'a été ni souveraine ni anéantie; la démocratie n'a été ni impuissante ni souveraine. La société anglaise n'a pas été bouleversée de fond en comble; le pouvoir n'est pas descendu des régions où il doit naturellement résider, et il n'y est pas resté isolé et sans communication avec le sol où sont ses racines. Les classes élevées ont continué de diriger le gouvernement du pays, mais à deux conditions: l'une, de gouverner dans l'intérêt général et sous l'influence prépondérante du pays lui-même; l'autre, de tenir leurs rangs constamment ouverts et de se recruter, de se rajeunir incessamment en acceptant les nouveaux venus d'élite qu'enfante et élève le mouvement ascendant de la démocratie. Ce n'est point là le gouvernement aristocratique de l'antiquité ou du moyen age; c'est le gouvernement libre et combiné des diverses forces sociales et des influences naturelles qui coexistent au sein d'une grande nation.
La part de la démocratie dans cette alliance s'est, de nos jours, fort accrue, mais sans que l'alliance ait été rompue et l'aristocratie dépossédée de son r?le; c'est encore entre ses mains qu'est en général le pouvoir; elle fait toujours les affaires du pays; mais elle les fait de plus en plus selon l'impulsion et sous le contr?le du pays tout entier. Tout en conservant son rang social, elle est aujourd'hui serviteur et non ma?tre; elle est le ministre habituel, mais responsable, de l'intérêt et du sentiment public. L'aristocratie gouverne, la démocratie domine, et elle domine en ma?tre très-redouté et quelquefois trop docilement obéi.
Dès mes premiers pas dans la société anglaise, je fus frappé de cet état des esprits et des institutions en Angleterre. Les convives que je rencontrai à d?ner chez lord Palmerston, le 29 février, appartenaient presque tous à la haute aristocratie, le duc de Sussex, quatrième fils du roi George III et oncle de la reine, les ducs de Norfolk et de Devonshire, lord Carlisle, lord Albemarle, lord Minto. Je vis passer devant moi dans la soirée beaucoup d'hommes considérables des divers partis, des whigs en grande majorité, mais aussi des torys et des radicaux, depuis lord Aberdeen jusqu'à M. Grote. J'entrai avec plusieurs en conversation courte; mais entre gens curieux les uns des autres, il ne faut pas beaucoup de paroles pour révéler le caractère général des dispositions et des idées. Je trouvai tous mes interlocuteurs, bien qu'à des degrés inégaux, très-modestes, je pourrais dire timides envers l'opinion et le sentiment populaires, et plus préoccupés de les bien reconna?tre pour les suivre qu'aspirant à les diriger. évidemment, les prétentions et l'indépendance aristocratiques ne tiennent là plus guère de place dans la pensée et la conduite des hommes publics.
Parmi ceux avec qui j'entrai ce jour-là en relation, deux surtout, lord Melbourne et lord Aberdeen, attirèrent, l'un ma curiosité, l'autre ma sympathie: Lord Melbourne, le moins radical des whigs, impartial par bon sens et par indifférence, épicurien judicieux, égo?ste avec agrément, gai avec froideur, et mêlant une autorité naturelle à une insouciance qu'il prenait plaisir à afficher. ?Cela m'est égal? (I don't care), était son mot habituel; il avait inspiré à la jeune reine autant de go?t que de confiance; il l'amusait en la conseillant, et il avait avec elle une liberté affectueuse qui ressemblait presque à un sentiment paternel. Lord Aberdeen, le plus libéral des torys, esprit grave et doux, droit et fin, élevé et modeste, pénétrant et réservé, imperturbablement équitable; coeur profondément triste, car il avait été frappé coup sur coup dans ses affections les plus chères, mais resté tendre et d'un commerce plein de charme sous des dehors froids et une physionomie sombre. J'étais loin de prévoir, en le rencontrant, quels liens d'affaires et d'amitié devaient bient?t nous unir; mais je ressentis, et je puis dire que nous ressent?mes,
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