Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 2

François Pierre Guillaume Guizot
ici, le matin, une grande impression de calme. Personne ne vient, personne ne me parle; je n'entends point de bruit; c'est le repos de la nuit sans les ténèbres. Je suis en présence d'une ruche d'abeilles qui travaillent sans bourdonner.?
Je vis lord Palmerston dès le lendemain, mais sans lui parler d'affaires; la crise ministérielle qui éclatait en ce moment même à Paris me commandait l'attente, et il l'admit de bonne grace, en se montrant pourtant pressé de reprendre la négociation sur les affaires d'Orient. Le fils du comte de Nesselrode était arrivé la veille de Saint-Pétersbourg, apportant au baron de Brünnow des instructions par lesquelles l'empereur Nicolas l'autorisait à donner au cabinet anglais ?une très-grande latitude? pour les arrangements qui devaient amener la conclusion. Je demandai à lord Palmerston de vouloir bien prendre sans retard les ordres de la reine pour mon audience de réception. J'avais là une question à résoudre d'avance; en présentant au roi Guillaume IV ses lettres de créance, M. de Talleyrand lui avait adressé, le 6 octobre 1830, un petit discours politique; lorsque, en février 1835, il rempla?a à Londres M. de Talleyrand, le général Sébastiani ne pronon?a point de discours. Que devais-je faire? Le roi Louis-Philippe m'avait témoigné son désir que je saisisse la première occasion de rappeler à la reine Victoria les rapports intimes qu'il avait eus avec le duc de Kent, son père; dans un discours de réception, ce souvenir e?t naturellement pris place. Je priai lord Palmerston de me dire ce qui, dans son opinion, conviendrait le mieux à la reine. Il me répondit que ma réception serait une pure formalité officielle, et me donna clairement à entendre que la reine aimerait mieux n'avoir à répondre à aucun discours. Je résolus donc de m'en abstenir. Dès le lendemain, 29 février, je re?us, à une heure dix minutes, un billet de lord Palmerston, me disant que la reine me recevrait ce jour même, à une heure. J'envoyai sur-le-champ chez lui, pour bien constater le retard et mon innocence. Je m'habillai en toute hate, et j'étais, un peu avant deux heures, à Buckingham-Palace. Lord Palmerston y arrivait au même moment que moi; les ordres de la reine, me dit-il, lui étaient parvenus tard; on ne les lui avait pas remis tout de suite; heureusement, la reine avait d'autres audiences qu'elle avait données en nous attendant. Mais au moment d'entrer, point de ma?tre des cérémonies pour m'introduire; sir Robert Chester, prévenu aussi tard que moi, n'avait pas été aussi preste que moi; lord Palmerston fit l'office d'introducteur. La reine me re?ut avec une bonne grace à la fois jeune et grave; la dignité de son maintien la grandit: ?J'espère, madame, lui dis-je en entrant, que Votre Majesté sait mon excuse, car je serais inexcusable.? Elle sourit, comme peu étonnée de l'inexactitude. Mon audience fut courte: le roi, la reine, la famille royale, les relations du roi avec le duc de Kent, la surprise que je ne fusse jamais venu en Angleterre, en firent les frais. Comme je me retirais, lord Palmerston, qui était resté avec la reine un moment après moi, me rejoignit en hate: ?Vous n'avez pas fini; je vais vous présenter au prince Albert et à la duchesse de Kent; sans cela, vous ne pourriez leur être présenté qu'au prochain lever, le 6 mars, et il faut au contraire que, ce jour-là, vous soyez déjà de vieux amis.? La double présentation eut lieu; je fus frappé de l'esprit politique qui per?ait, quoique avec beaucoup de réserve, dans la conversation du prince Albert. Au moment où je traversais le vestibule du palais pour aller reprendre ma voiture, le ma?tre des cérémonies, sir Robert Chester, y entrait, descendant de la sienne et pressé de s'excuser envers moi, non sans quelque humeur, de son involontaire inutilité. Je d?nai ce même jour chez lord Palmerston, et la soirée fut employée à me faire faire connaissance avec une partie de cette aristocratie anglaise qu'on a coutume de regarder, bien plus que cela n'est vrai, comme le gouvernement du pays.
Depuis trois quarts de siècle, deux mots puissants, liberté, égalité, sont le ferment qui soulève et fait bouillonner notre société fran?aise, je pourrais dire toute la société européenne. Par un concours de causes dont l'examen serait ici hors de saison, l'Angleterre a eu cette fortune que, dans le travail de sa civilisation, c'est surtout vers la liberté que se sont portés ses efforts et ses progrès. La lutte s'est établie, non entre les classes diverses et pour élever les unes en abaissant les autres, mais entre le pouvoir souverain et un peuple jaloux de défendre ses droits et d'intervenir dans son gouvernement. L'esprit d'égalité a eu, dans cette lutte, sa place et sa part; le mouvement ascendant de la démocratie a puissamment contribué à la grande Révolution qui, de 1640
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