Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 6

François Pierre Guillaume Guizot
des événements. La
nécessité, une nécessité qui pesait également sur tous, sur les royalistes
comme sur les libéraux, sur M. le duc d'Orléans comme sur la France,
la nécessité d'opter entre la nouvelle monarchie et l'anarchie, telle fut,
en 1830, pour les honnêtes gens et indépendamment du rôle qu'y
jouèrent les passions révolutionnaires, la cause déterminante du
changement de dynastie. Au moment de la crise, cette nécessité était
sentie par tout le monde, par les plus intimes amis du roi Charles X
comme par les plus ardents esprits de l'opposition. Quelle autre force
que le sentiment d'une situation si pressante eût pu décider l'adhésion si
prompte de tant d'hommes honorables qui déploraient l'événement?
Comment expliquer autrement les paroles prononcées, dans la Chambre
des pairs, par le duc de Fitz-James, le duc de Mortemart, le marquis de
Vérac, en prêtant serment au régime nouveau[3]? Que d'autres, par
affection ou par honneur, se retirassent de la vie publique, leur retraite,
aussi inactive que libre, constatait elle-même le grand et vrai caractère
de l'événement qui s'accomplissait; une même conviction dominait, ce
jour-là, tous les hommes sérieux; par la monarchie seule la France
pouvait échapper à l'abîme entr'ouvert, et une seule monarchie était

possible. Son établissement fut pour tout le monde une délivrance:
«Moi aussi je suis des victorieux, me dit M. Royer-Collard, triste parmi
les victorieux.»
[Note 3: De ces paroles, je ne citerai ici que celles de M. le duc de
Fitz-James dans la séance de la Chambre des Pairs du 10 août 1830,
empreintes d'une loyauté et d'un patriotisme également sincères et
tristes.
«A peine absent de France depuis quelques jours, pour un voyage de
courte durée, j'apprends tout à coup qu'un effroyable coup de tonnerre a
éclaté sur la France, et que la famille des rois a disparu dans la tempête.
Le bruit du canon qui proclamait un nouveau roi semblait m'attendre
hier à mon entrée dans la capitale, et dès aujourd'hui je suis appelé à
cette Chambre pour y prêter un nouveau serment.
Je ne me suis jamais fait un jeu de ma parole, et pour moi la religion du
serment fut toujours sacrée. Je n'avais jamais prêté que deux serments
dans ma vie: le premier à Louis XVI, de sainte mémoire, presque au
sortir de mon enfance; le second, en 1814, à la Charte constitutionnelle,
dont les principes étaient depuis longtemps entrés dans mon coeur, et
que je vis avec transport devenir la loi de la France. Je porte le défi à
tout être vivant de pouvoir m'accuser d'avoir été infidèle à ces deux
serments: vous me rendrez peut-être la justice de convenir que, dans
cette Chambre, je n'ai jamais émis devant vous une opinion qui ne fût
motivée sur le texte même de la Charte, et j'atteste sur l'honneur que,
depuis seize ans, mon coeur n'enferma jamais une pensée qui n'y fût
conforme. Éprouvé par le malheur presque dès mon entrée dans la vie,
j'appris de bonne heure dans l'adversité à me soumettre aux décrets de
la Providence, et à me roidir contre les orages. On sait depuis
longtemps dans ma famille ce que c'est que de rester fidèle à des causes
désespérées; et, à cet égard, nous n'en sommes pas à notre début.
Sans doute je pleure et je pleurerai toujours sur le sort de Charles X.
Longtemps honoré de ses bontés, personne plus que moi ne sut
connaître toutes les vertus de son coeur; et même, lorsque, trompé par
des ministres imbéciles, encore plus que perfides, lorsque, trop
vainement, hélas! je cherchais à lui faire entendre la vérité que l'on
mettait un soin si criminel à lui déguiser, j'atteste encore, j'attesterai
toujours ne lui avoir jamais entendu exprimer que des voeux pour le
bonheur des Français et la prospérité de la France. Cette justice, mon

devoir est de la lui rendre; ces sentiments, qui vivront à jamais dans
mon coeur, et qui m'étoufferaient si je ne leur donnais un libre cours,
j'aime à les répandre devant vous, et je plains celui qui s'en offenserait.
Oui, jusqu'au dernier souffle de ma vie, tant qu'une goutte de sang fera
battre mon coeur, jusque sur l'échafaud, si jamais je dois y porter ma
tête, je confesserai à haute voix mon amour et mon respect pour mon
vieux maître. Je proclamerai ses vertus, je dirai qu'il ne méritait pas son
sort, et que les Français, qui ne l'ont pas connu, ont été injustes envers
lui.
Mais en ce moment, moi-même je ne suis que Français, et, dans la crise
où il se trouve, je me dois tout à fait à mon pays.
Cette grande considération du salut de la France est sans doute la seule
qui ait pu porter tant d'esprits sages à promulguer avec une telle
précipitation les actes qui, depuis six jours, ont décidé du destin de la
France.
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