Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 7

François Pierre Guillaume Guizot
Tout était consommé, et, voyant l'anarchie prête à nous
ressaisir et à nous dévorer, traînant à sa suite le despotisme et l'invasion
étrangère, ils se seront Dit:--Mettons-nous même au-dessus des lois et
des principes, pour sauver la patrie.--De tels motifs ne pouvaient me
trouver sourd à leur influence. C'est à eux seuls que je sacrifie tous les
sentiments qui, depuis cinquante ans, m'attachaient à la vie. Ce sont eux
qui, agissant sur moi avec une violence irrésistible, m'ouvrent la bouche
pour prononcer le serment que l'on exige de moi.»]
Je ne veux, en ce qui me touche, rien taire des vérités que le temps m'a
apprises. En présence de cette nécessité certaine, impérieuse, nous
fûmes bien prompts à y croire et à la saisir. C'est l'un des plus grands
mérites des institutions libres que les hommes, fortement trempés par
leur longue pratique, ne subissent que difficilement le joug de la
nécessité; et luttent longtemps avant de s'y résigner; en sorte que les
réformes ou les révolutions ne s'accomplissent que lorsqu'elles sont
réellement nécessaires et reconnues d'avance par le sentiment public
bien éprouvé. Nous étions loin de cette ferme et obstinée sagesse: nous
avions l'esprit plein de la révolution de 1688 en Angleterre, de son
succès, du beau et libre gouvernement qu'elle a fondé, de la glorieuse
prospérité qu'elle a value à la nation anglaise. Nous ressentions
l'ambition et l'espérance d'accomplir une oeuvre semblable, d'assurer la
grandeur avec la liberté de notre patrie, et de grandir nous-mêmes dans
la poursuite de ce dessein. Nous avions, dans notre prévoyance et dans

notre force, trop de confiance; nous étions trop préoccupés des vues de
notre esprit et trop peu de l'état réel des faits autour de nous. Il y avait
en 1688, dans la constitution de la société et dans l'état des esprits en
Angleterre, des moyens de gouvernement et des points d'arrêt sur la
pente des révolutions que la société française ne possède pas
aujourd'hui. Ce ne fut point d'ailleurs contre un acte soudain et isolé,
comme les ordonnances de juillet, que se souleva la nation anglaise: à
la fin du règne de Charles II et sous celui de Jacques II, elle avait connu
tous les excès et souffert tous les maux d'une tyrannie longue, cruelle,
variée. Tous les droits avaient été violés, tous les intérêts froissés, tous
les partis frappés tour à tour; et c'était sur le parti royaliste lui-même,
sur les plus intimes confidents et les plus zélés serviteurs de la
Couronne qu'avaient porté les derniers coups. Le besoin et l'esprit de la
résistance étaient profonds et invétérés, répandus dans la société tout
entière, plus forts que les souvenirs des anciennes luttes et les liens des
anciens partis. Si bien que, lorsque la révolution de 1688 éclata, elle
avait été préparée et fut acceptée par les hommes les plus divers, par
beaucoup de torys comme par les whigs, par l'aristocratie comme par le
peuple; il lui vint des partisans et des défenseurs de tous les points de
l'horizon politique et de tous les sentiments du pays. Nous n'avions,
pour la révolution de 1830, ni des causes aussi profondes, ni d'aussi
variés appuis. Nous ne nous délivrions pas d'une intolérable tyrannie.
Toutes les classes de la nation n'étaient pas ralliées dans la résistance
par une commune oppression. Nous tentions une entreprise bien plus
grande avec des forces bien moindres et bien moins capables soit de la
soutenir énergiquement, soit de la contenir dans les limites du droit et
du bon sens.
Nous n'avions guère le sentiment du fardeau dont nous nous chargions,
car nous prîmes plaisir à l'aggraver. Non contents d'avoir une royauté à
fonder, nous voulûmes avoir aussi une constitution à faire et changer la
Charte comme la dynastie. Il n'y avait ici, à coup sûr, point de nécessité.
La Charte venait de traverser avec puissance et honneur les plus rudes
épreuves. En dépit de toutes les entraves et de toutes les atteintes, elle
avait suffi, pendant seize ans, à la défense des droits, des libertés, des
intérêts du pays. Tour à tour invoquée, dans des vues diverses, par les
divers partis, elles les avait tous protégés et contenus tour à tour. Le
Roi, pour échapper à son empire, avait été contraint de la violer, et elle

n'avait point péri sous cette violence; dans les rues comme dans les
Chambres, elle avait été le drapeau de la résistance et de la victoire.
Nous eûmes la fantaisie d'abattre et de déchirer nous-mêmes ce
drapeau.
A vrai dire, et pour la plupart de ceux qui y mirent la main, ce n'était
point pure fantaisie, et des instincts profonds se cachaient sous ce
mouvement. Le goût et le péché révolutionnaire, par excellence, c'est le
goût et le péché de la destruction pour se donner l'orgueilleux plaisir de
la création. Dans les temps atteints de cette
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