Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 5

François Pierre Guillaume Guizot
toute la famille
royale y assistaient; la magnificence était grande, la réunion brillante et
très-animée; «Monseigneur, dit au duc d'Orléans, en passant près de lui,
M. de Salvandy, ceci est une fête toute napolitaine; nous dansons sur un
volcan:--Que le volcan y soit, lui répondit le duc, je le crois comme
vous; au moins la faute n'en est pas à moi; je n'aurai pas à me reprocher
de n'avoir pas essayé d'ouvrir les yeux au Roi; mais que voulez-vous?
rien n'est écouté. Dieu sait où ils seront dans six mois! Mais je sais bien
où je serai. Dans tous les cas, ma famille et moi, nous resterons dans ce
palais. Quelque danger qu'il puisse y avoir, je ne bougerai pas d'ici. Je
ne séparerai pas mon sort et celui de mes enfants du sort de mon pays.
C'est mon invariable résolution.» Cette résolution tint plus de place que
tout autre dessein dans la conduite de M. le duc d'Orléans pendant tout
le cours de la Restauration; il était également décidé à n'être ni

conspirateur ni victime. Je lui étais alors complètement étranger; avant
1830, je ne l'avais vu que deux fois et en passant; je ne saurais
apprécier avec certitude les sentiments divers qui ont pu traverser alors
son âme; mais après avoir eu, pendant tant d'années, l'honneur de le
servir, je demeure convaincu que, s'il eût dépendu de lui de consolider
définitivement la Restauration, il eût, sans hésiter, pour lui-même et
pour sa famille comme pour la France, préféré la sécurité de cet avenir
aux perspectives qu'une révolution nouvelle pouvait lui ouvrir.
Quand ces perspectives s'ouvrirent en effet devant lui, un autre
sentiment influa puissamment sur sa conduite. Cette patrie, dont il était
résolu à ne plus se séparer, était en grand danger, en danger de tomber
dans le chaos; le repos comme les libertés de la France, l'ordre au
dedans comme la paix au dehors, tout était compromis; nous n'avions
devant nous que des orages et des ténèbres. Le dévouement à la patrie,
le devoir envers la patrie ne sont certes pas des sentiments nouveaux et
que n'aient pas connus nos pères; il y a cependant, entre leurs idées et
les nôtres, leurs dispositions et les nôtres à cet égard, une différence
profonde. La fidélité envers les personnes, envers les supérieurs ou
envers les égaux, était, dans l'ancienne société française, le principe et
le sentiment dominant; ainsi l'avaient faite ses origines et ses
institutions premières; les liens personnels étaient les liens sociaux.
Dans le long cours de notre histoire, la civilisation s'est répandue; les
classes diverses se sont rapprochées et assimilées; le nombre des
hommes indépendants et influents s'est immensément accru; les
individus sont sortis des groupes particuliers auxquels ils appartenaient
jadis pour entrer et vivre dans une sphère générale; l'unité nationale
s'est élevée au-dessus de l'organisation hiérarchique. L'État, la nation,
la patrie, ces êtres collectifs et abstraits, sont devenus comme des êtres
réels et vivants, objets de respect et d'affection. Le devoir envers la
patrie, le dévouement à la patrie ont pris, dans la plupart des âmes, un
empire supérieur à celui des anciens dévouements, des anciens devoirs
de fidélité envers les personnes. De nobles et désintéressés sentiments
animaient également, sur les rives du Rhin, l'armée républicaine et
l'armée de Condé dans leurs déplorables combats; mais leur foi morale
et politique différait de nature autant que d'objet: les uns souffraient et
mouraient pour rester fidèles à leur Roi, à leur classe, à leur nom; les
autres pour défendre et servir cette patrie, idée sans figure, nom

commun à tous, de laquelle ils n'avaient reçu que l'honneur de naître
dans son sein, et à laquelle, par ce seul motif qu'elle était la France, ils
croyaient se devoir tout entiers. La même transformation s'était
accomplie dans la vie civile; la préoccupation des intérêts publics, des
voeux publics, des périls publics, était devenue plus générale et plus
forte que celle des relations et des affections individuelles. Ce fut par
des causes profondes et sous l'empire de grands faits sociaux que, sans
préméditation, par instinct, les deux partis s'appelèrent, en 1789, l'un le
parti royaliste, l'autre le parti patriote: dans l'un, le devoir et le
dévouement envers le Roi, chef et représentant de la patrie, dans l'autre,
le devoir et le dévouement direct envers la patrie elle-même, étaient le
principe, le lien, le sentiment dominant. Royaliste par situation, M. le
duc d'Orléans, par les événements et par les influences au milieu
desquelles il avait vécu, était devenu patriote. La patrie était gravement
compromise. Il pouvait, et lui seul pouvait la tirer de péril. Ce ne fut
pas le seul, mais ce fut, à coup sûr, l'un des plus puissants motifs de sa
détermination.
Il est peu sensé et peu honorable de méconnaître, quand on n'en sent
plus le pressant aiguillon, les vraies causes
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