Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 6

François Pierre Guillaume Guizot
duc d'Orléans, par l'agrément de sa personne et les qualités de son esprit, avait surmonté des préventions peu bienveillantes et laissé un souvenir populaire; mais les grandes cours du continent, et la plupart des petites, à leur exemple, n'avaient pas cessé d'avoir peu de go?t pour le roi Louis-Philippe et pour tout l'établissement de 1830, régime libéral issu d'une révolution; on se plaisait à lui témoigner des froideurs frivoles, à énumérer ses embarras, à douter de son succès; seulement, quand l'inquiétude sur sa solidité devenait un peu sérieuse, elle ramenait la justice et le bon sens, et l'on s'empressait alors à lui donner des marques d'un prudent intérêt. Dès qu'ils apprirent la mort de M. le duc d'Orléans, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, tous les souverains de l'Europe adressèrent au roi son père leurs lettres autographes de condoléance, quelques-unes sincèrement émues. L'empereur Nicolas seul, malgré les tentatives de ses principaux conseillers et le désir marqué de la société de Saint-Pétersbourg, persista dans son silence personnel, tout en s'empressant, avec quelque étalage, de prendre immédiatement le deuil, de contremander un bal de cour, et de faire écrire à M. de Kisseleff, par le comte de Nesselrode, une dépêche qui me fut communiquée, et dans laquelle la sympathie du père, chaudement exprimée, essayait de couvrir l'hostilité obstinée du souverain. A Vienne, le prince de Metternich, plus libre que le comte de Nesselrode à Saint-Pétersbourg, ne se borna pas à des témoignages officiels; il se complaisait dans la manifestation de ses idées et mêlait habilement l'abandon à la préméditation: ?Depuis la nouvelle du funeste événement qui a plongé la France dans un si profond deuil, m'écrivait le comte de Flahault[1], j'ai eu, avec le prince de Metternich, de longues et fréquentes conversations. En m'entretenant de la douleur dont cette perte cruelle avait d? pénétrer le coeur du roi, il s'est fort étendu sur les regrets que Sa Majesté doit éprouver comme chef de famille et fondateur de sa dynastie:--C'était une grande tache pour votre roi, m'a-t-il dit, que de former son successeur et de le rendre apte à continuer son oeuvre. Le roi y avait mis tous ses soins, et je sais que, depuis un an surtout, il était parfaitement content du résultat qu'il avait obtenu; il éprouvait une grande tranquillité et une extrême satisfaction en voyant que son fils était entré dans ses idées, et qu'il pourrait s'endormir sans trouble, certain que le système d'ordre et de paix qu'il a établi ne serait point abandonné après lui. Voilà la perte irréparable. Dans ma petite sphère et sans vouloir établir une comparaison entre un humble particulier et le roi des Fran?ais, j'ai éprouvé le même malheur.--Le prince m'a fait alors un récit fort étendu de la mort de son fils et des émotions qu'elle lui avait causées, et comme père, et, lui aussi, comme fondateur de la fortune et de l'illustration de sa famille.--Mais c'est assez vous parler de moi, a-t-il ajouté; tout le travail du roi est à refaire, d'abord sur le duc de Nemours si, comme cela est probable, la régence lui est dévolue, puis, sur le comte de Paris, si le ciel, dans sa bonté, prolonge les jours du roi jusqu'à ce que ce royal enfant puisse profiter de ses le?ons.?
[Note 1: Le 31 juillet 1842.]
Je rouvre des tombeaux; je réveille ceux qui y reposent; je les fais penser et parler comme s'ils étaient encore vivants et présents, avec leurs travaux, leurs desseins, leurs craintes et leurs espérances. Rien de tout cela n'est plus; ils sont tous morts. Morts, comme le duc d'Orléans, d'une chute violente et soudaine, le prince de Metternich dans l'Autriche si longtemps immobile, aussi bien que le roi Louis-Philippe dans la France révolutionnaire. Pendant qu'après la catastrophe de 1848, nous étions ensemble à Londres, je dis un jour au prince de Metternich: ?Permettez-moi une question; je sais pourquoi et comment la révolution de Février s'est faite à Paris; mais pourquoi et comment elle s'est faite à Vienne, c'est ce que j'ignore et ce que je voudrais apprendre de vous.? Il me répondit avec un sourire tristement superbe: ?C'est que j'ai gouverné l'Europe quelquefois, l'Autriche jamais.? A mon tour, je souris, dans mon ame, de son orgueilleuse et bien vaine explication.
Le 30 juillet, quatre jours après la réunion des Chambres, le cercueil du duc d'Orléans fut transporté de la chapelle de Neuilly dans l'église de Notre-Dame où ses obsèques furent célébrées avec toutes les pompes que le monde peut fournir à la mort, pompe religieuse, pompe civile, pompe militaire, pompe populaire. Le concours était immense et l'émotion aussi profonde que peut l'admettre un spectacle. J'ai pris part aux deux plus grandes solennités funèbres de mon temps et de bien des temps, les obsèques de l'empereur Napoléon et celles du duc d'Orléans, accomplies l'une sous l'empire des
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