pour les uns, de mortification pour les autres. Ma femme aura-t-elle un tabouret? Monterai-je dans les carrosses du roi? Pourrai-je entrer avec mon carrosse jusque chez le roi? Irai-je en manteau chez M. le duc? M'accordera-t-on l'insigne grace de me conduire à Meudon? Aurai-je le bonheur suprême d'être admis aux Marly? Dans l'oraison funèbre de mon père, est-ce à moi ou au cardinal officiant que le prédicateur adressera la parole? Puis-je me dispenser d'aller à l'adoration de la croix?--C'est peu d'obtenir des distinctions pour soi; il faut en obtenir pour ses domestiques; les princesses triomphent de déclarer que leurs dames d'honneur mangeront avec le roi. C'est peu d'obtenir des distinctions pour sa prospérité, il faut en obtenir pour ses supplices: la famille du comte d'Auvergne, pendu en effigie, se désole, non de le voir exécuté, mais de le voir exécuté comme un simple gentilhomme. C'est peu d'obtenir des distinctions de gloire, il faut obtenir des distinctions de honte: les batards simples du roi ont la joie de draper à la mort de leur mère, au désespoir des batards doubles qui ne le peuvent pas. Dans quel océan de minuties, de tracasseries poussées jusqu'aux coups de poings ?et de griffes;? dans quel ab?me de petitesses et de ridicules, dans quelles chicanes inextricables de cérémonial et d'étiquette la noblesse était tombée, c'est ce qu'un mandarin chinois pourrait seul comprendre. Le roi confère gravement, longuement, comme d'une affaire d'état, du rang des batards; et pour établir ce rang, voici ce qu'on imagine: ?Il faut donner à M. le duc du Maine ?le bonnet comme aux princes du sang qui depuis longtemps ne l'est plus aux pairs, mais lui faire prêter le même serment des pairs, sans aucune différence de la forme ni du cérémonial, pour en laisser une entière à l'avantage des princes du sang qui n'en prêtent point; et pareillement le faire entrer et sortir de séance tout comme les pairs, au lieu que les princes du sang traversent le parquet; l'appeler par son nom comme les autres pairs, en lui demandant son avis, mais avec le bonnet à la main _un peu moins baissé_ que pour les princes du sang qui ne sont que regardés sans être nommés; enfin le faire recevoir et conduire en carrosse par un seul huissier à chaque fois qu'il viendra au Parlement, à la différence des princes du sang qui le sont par deux, et des pairs dont aucun n'est re?u par un huissier au carrosse que le jour de sa réception, et qui, sortant de la séance deux à deux, sont conduits par un huissier jusqu'à la sortie de la grande salle seulement.?
N'allons pas plus loin: de 1689, on aper?oit 1789.
III
L'HOMME.
Il y a deux parts en nous: l'une que nous recevons du monde, l'autre que nous apportons au monde; l'une qui est acquise, l'autre qui est innée; l'une qui nous vient des circonstances, l'autre qui nous vient de la nature. Toutes deux vont dans Saint-Simon au même effet, qui est de le rendre historien.
Il fut homme de cour et n'était point fait pour l'être; son éducation y répugnait; pour être bon valet, il était trop grand seigneur; dès l'enfance, il avait pris chez son père les idées féodales. Ce père, homme hautain, vivait, depuis l'avènement de Louis XIV, retiré dans son gouvernement de Blaye, à la fa?on des anciens barons, si absolu dans son petit état que le roi lui envoyait la liste des demandeurs de places avec liberté entière d'y choisir ou de prendre en dehors, et de renvoyer ou d'avancer qui bon lui semblait. Il était roi de sa famille comme de son gouvernement, et de sa femme comme de ses domestiques. Un jour madame de Montespan envoie à madame de Saint-Simon un brevet de dame d'honneur; il ouvre la lettre, écrit ?qu'à son age il n'a pas pris une femme pour la cour, mais pour lui.--Ma mère y eut grand regret, mais il n'y parut jamais.? Je le crois; on se taisait sous un pareil ma?tre.--Il se faisait justice, impétueusement, impérieusement, lui-même, avec l'épée, comme sous Henri IV. Un jour ayant vu une phrase injurieuse dans les Mémoires de la Rochefoucauld, ?il se jeta sur une plume, et mit à la marge: _L'auteur en a menti_.? Il alla chez le libraire, et fit de même aux autres exemplaires; les MM. de la Rochefoucauld crièrent: il parla plus haut qu'eux, et ils burent l'affront.--Aussi roide envers la cour, il était resté fidèle pendant la Fronde, par orgueil, repoussant les récompenses, prédisant que le danger passé on lui refuserait tout, chassant les envoyés d'Espagne avec menace de les jeter dans ses fossés s'ils revenaient, dédaigneusement superbe contre le temps présent, habitant de souvenir sous Louis XIII, ?le roi des nobles,? que jusqu'à la fin il appelait le roi son ma?tre. Saint-Simon fut élevé dans
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