Mémoires du duc de Saint-Simon | Page 7

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
ces enseignements; ses premières opinions furent contraires aux opinions utiles et courantes; le mécontentement était un de ses héritages; il sortit frondeur de chez lui.
A la cour il l'est encore: il aime le temps passé qui para?t gothique; il loue Louis XIII en qui on ne voit d'autre mérite que d'avoir mis Louis XIV au monde. Dans ce peuple d'admirateurs il est déplacé; il n'a point l'enthousiasme profond ni les genoux pliants. Madame de Maintenon le juge ?glorieux.? Il ne sait pas supporter une injustice, et donne sa démission faute d'avancement. Il a le parler haut et libre; ?il lui échappe d'abondance de coeur des raisonnements et des blames.? Très-pointilleux et récalcitrant, ?c'est chose étrange, dit le roi, que M. de Saint-Simon ne songe qu'à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde.? Il a pris de son père la vénération de son titre, la foi parfaite au droit divin des nobles, la persuasion enracinée que les charges et le gouvernement leur appartiennent de naissance comme au roi et sous le roi, la ferme croyance que les ducs et pairs sont médiateurs entre le prince et la nation, et par-dessus tout l'apre volonté de se maintenir debout et entier dans ?ce long règne de vile bourgeoisie.? Il hait les ministres, petites gens que le roi préfère, chez qui les seigneurs font antichambre, dont les femmes ont l'insolence de monter dans les carrosses du roi. Il médite des projets contre eux pendant tout le règne, et ce n'est pas toujours à l'insu du ma?tre; il veut ?mettre la noblesse dans le ministère aux dépens de la plume et de la robe, pour que peu à peu cette roture perde les administrations et pour soumettre tout à la noblesse.?--Après avoir blessé le roi dans son autorité, il le blesse dans ses affections. Quand il s'agit ?d'espèces,? comme les favoris et les batards, il est intraitable. Pour empêcher les nouveaux venus d'avoir le pas sur lui, il combat en héros, il chicane en avocat, il souffre en malade; il éclate en expressions douloureuses comme s'il était coudoyé par des laquais. C'est ?la plus grande plaie que la patrie p?t recevoir, et qui en devint la lèpre et le chancre.? Lorsqu'il apprend que d'Antin veut être pair, ?à cette prostitution de la dignité,? les bras lui tombent; il s'écrie amèrement: ?Le triomphe ne co?tera guère sur des victimes comme nous.? Quand il va faire visite chez le duc du Maine, batard parvenu, c'est parce qu'il est certain d'être perdu s'il y manque, ployé par l'exemple ?des hommages arrachés à une cour esclave,? le coeur brisé, à peine dompté et tra?né par toute la volonté du roi jusqu'à ?ce calice.? Le jour où le batard est dégradé est une ?résurrection.? ?Je me mourais de joie, j'en étais à craindre la défaillance. Mon coeur, dilaté à l'excès, n'avait plus d'espace pour s'étendre. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. J'étais tenté de ne me plus soucier de rien.? Il est clair qu'un homme aussi mal pensant ne pouvait être employé. C'était un seigneur d'avant Richelieu, né cinquante ans trop tard, sourdement révolté et disgracié de naissance. Ne pouvant agir, il écrivit; au lieu de combattre ouvertement de la main, il combattit secrètement de la plume. Il e?t été mécontent et homme de ligue; il fut mécontent et médisant.
Il choquait par ses moeurs comme par ses prétentions; il y avait en lui toutes les oppositions, aristocratiques et morales; s'il était pour la noblesse comme Boulainvillier, il était, comme Fénelon, contre la tyrannie. Le grand seigneur ne murmurait-pas plus que l'honnête homme; avec la révolte du rang, on sentait en lui la révolte de la vertu. Dans ce voisinage de la régence, sous l'hypocrisie régnante et le libertinage naissant, il fut pieux, même dévot, et passa pour tel: c'était encore un legs de famille. ?Madame sa mère, dit le Mercure, l'a fait particulièrement instruire des devoirs d'un bon chrétien.? Son père, pendant plusieurs années, allait tous les jours à la Trappe. ?Il m'y avait mené. Quoique enfant pour ainsi dire encore, M. de la Trappe e?t pour moi des charmes qui m'attachèrent, et la sainteté du lieu m'enchanta.? Chaque année il y fit une retraite, parfois de plusieurs semaines; il y prit beaucoup d'inclination pour les chrétiens sévères, pour les jansénistes, pour le duc de Beauvilliers, pour ses gendres. Il y prit aussi des scrupules; lui si prompt a juger, si violent, si libre quand il faut railler ?un cuistre violet,? transpercer les jésuites ou démasquer la cour de Rome, il s'arrête au seuil de l'histoire, inquiet, n'osant avancer, craignant de blesser la charité chrétienne, ayant presque envie d'imiter les deux ducs ?qu'elle tient enfermés dans une bouteille,? s'autorisant du Saint-Esprit qui a daigné écrire l'histoire, à peu près comme Pascal
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