Mémoires du duc de Saint-Simon | Page 5

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
de la cour: ?Il donna 600,000 livres à la Fare, capitaine de ses gardes; 100,000 livres à Castries, chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans; 200,000 livres au vieux prince de Courtenay, qui en avait grand besoin; 20,000 livres de pension au prince de Talmont; 6,000 livres à la marquise de Bellefond, qui en avait déjà une pareille, et, à force de cris de M. le prince de Conti, une de 60,000 livres au comte de la Marche son fils, à peine agé de trois ans. Il en donna encore de petites à différentes personnes.? La belle curée! Saint-Simon, si fier, y met la main par occasion et en retire une augmentation d'appointements de 11,000 livres. Depuis que la noblesse parade à Versailles en habits brodés, elle meurt de faim, il faut que le roi l'aide. Les seigneurs vont à lui; il est père de son peuple. Et qu'est-ce que son peuple, sinon les gentilshommes[1]?--Sire, écoutez mes petites affaires. J'ai des créanciers, donnez-moi des lettres d'état pour suspendre leurs poursuites. J'ai ?froqué un fils, une fille et fait prêtre malgré lui un autre fils;? donnez une charge à mon a?né et consolez mon cadet par une abbaye. Il me faut des habits décents pour monter dans vos carrosses; accordez-moi 100,000 francs de retenue sur ma charge. Un homme admis à vos levers a besoin de douze domestiques; donnez-moi cette terre qu'on vient de confisquer sur un protestant; ajoutez-y ce dép?t qu'il m'avait confié en partant et que je vous révèle[2]. Mes voitures me co?tent gros; soulagez-moi en m'accordant une affaire. Le comte de Grammont a saisi un homme qui fuyait, condamné à une amende de 12,000 écus, et il en a tiré 50,000 livres. Donnez-moi aussi un homme, un protestant, le premier venu, celui qu'il vous plaira, ou, si vous l'aimez mieux, un droit de 30,000 livres sur les halles, ou même une rente de 20,000 livres sur les carrosses publics. La source est bourgeoise, mais l'argent est toujours bon.--Et comme le roi, en véritable père, entrait dans les affaires privées de ses sujets, on ajoutait: Sire, ma femme me trompe, mettez-la au couvent. Sire, un tel, petit compagnon, courtise ma fille, mettez-le à la Bastille. Sire, un tel a battu mes gens, ordonnez-lui de me faire réparation. Sire, on m'a chansonné, chassez le médisant de la cour.--Le roi, bon justicier, faisait la police, et au besoin, de lui-même, commandait aux maris d'enfermer leurs femmes[3], aux pères de ?laver la tête à leurs fils.? Nous comprenons maintenant l'adoration, les tendresses, les larmes de joie, les génuflexions des courtisans auprès de leur ma?tre. Ils saluaient le sac d'écus qui allait remplir leurs poches et le baton qui allait rosser leurs ennemis.
[Note 1: ?Toute la France en hommes remplissait la grand'chambre.? Saint-Simon, I, 301. La France, c'est la cour.]
[Note 2: Trait du président Harlay, I, 414.]
[Note 3: Par exemple au duc de Choiseul, I, 41.]
Ils saluaient quelque chose de plus. La soif qui br?lait leur coeur, la furieuse passion qui les prosternait aux genoux du ma?tre, l'apre aiguillon du désir invincible qui les précipitait dans les extrêmes terreurs et jusqu'au fond des plus basses complaisances, était la vanité insatiable et l'acharnement du rang. Tout était matière à distinctions, à rivalités, à insultes. De là une échelle immense, le roi au sommet, dans une gloire surhumaine, sorte de dieu foudroyant, si haut placé, et séparé du peuple par une si longue suite de si larges intervalles, qu'il n'y avait plus rien de commun entre lui et les vermisseaux prosternés dans la poussière, au-dessous des pieds de ses derniers valets. élevés dans l'égalité, jamais nous ne comprendrons ces effrayantes distances, le tremblement de coeur, la vénération, l'humilité profonde qui saisissait un homme devant son supérieur, la rage obstinée avec laquelle il s'accrochait à l'intrigue, à la faveur, au mensonge, à l'adulation et jusqu'à l'infamie pour se guinder d'un degré au-dessus de son état. Saint-Simon, un si grand esprit, remplit des volumes et consuma des années pour des querelles de préséance. Le glorieux amiral de Tourville se confondait en déférences devant un jeune duc qui sortait du collège. Madame de Guise était petite fille de France: ?M. de Guise n'eut qu'un ployant devant madame sa femme. Tous les jours à d?ner il lui donnait la serviette, et quand elle était dans son fauteuil et qu'elle avait déplié sa serviette, M. de Guise debout, elle ordonnait qu'on lui apportat un couvert. Ce couvert se mettait en retour au bout de la table; puis elle disait à M. de Guise de s'y mettre, et il s'y mettait.? M. de Boufflers qui à Lille avait presque sauvé la France, re?oit en récompense les grandes entrées; éperdu de reconnaissance, il tombe à genoux et embrasse les genoux du roi. Il n'y a point d'action qui ne f?t un moyen d'honneur
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