Mémoires du duc de Saint-Simon | Page 4

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
il n'en manquait jamais; quelquefois dix ans de suite sans découcher d'où était le roi, et sur pied de demander un congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n'a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller d?ner hors de la cour et ne pas être de la promenade.? Vous êtes une décoration, vous faites partie des appartements; vous êtes compté comme un des baldaquins, pilastres, consoles et sculptures que fournit Lepautre. Le roi a besoin de voir vos dentelles, vos broderies, votre chapeau, vos plumes, votre rabat, votre perruque. Vous êtes le dessus d'un fauteuil. Votre absence lui dérobe un de ses meubles. Restez donc, et faites antichambre. Après quelques années d'exercice on s'y habitue; il ne s'agit que d'être en représentation permanente. On manie son chapeau, on secoue du doigt ses dentelles, on s'appuie contre une cheminée, on regarde par la fenêtre une pièce d'eau, on calcule ses attitudes et l'on se plie en deux pour les révérences; on se montre et on regarde; on donne et on re?oit force embrassades; on débite et l'on écoute cinq ou six cents compliments par jour. Ce sont des phrases que l'on subit et que l'on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour déguiser cette chose dangereuse, la pensée. On conte des commérages. On s'attendrit sur l'anthrax du souverain. Le style est excellent, les ménagements infinis, les gestes parfaits, les habits de la bonne faiseuse; mais on n'a rien dit, et pour toute action on a fait antichambre. Si vous êtes las, imitez M. le Prince. ?Il dormait le plus souvent sur un tabouret, auprès de la porte, où je l'ai maintes fois vu ainsi attendre avec les courtisans que le roi v?nt se coucher.? Bloin, le valet de chambre, ouvre les battants. Heureux le grand seigneur qui échange un mot avec Bloin! les ducs sont trop contents quand ils peuvent d?ner avec lui. Le roi entre et se déshabille. On se range en haie. Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. Un prince lui offre la chemise. On regarde avec une envie douloureuse le mortel fortuné auquel il daigne confier le bougeoir. Le roi se couche, et les seigneurs s'en vont, supputant ses sourires, ses demi-saluts, ses mots, sondant les faveurs qui baissent ou qui montent, et l'ab?me infini des conséquences. Iront-ils chez eux se reposer de l'étiquette? Non pas; vite les carrosses. Courons à Meudon, tachons de gagner Dumont, un valet de pied, Francine ou tout autre. Il faut contre-peser le maréchal d'Uxelles qui tous les jours envoie des têtes de lapins pour le chien de la ma?tresse de Monseigneur.--Mais, bon Dieu! en gagnant Monseigneur, ses domestiques, sa ma?tresse et le chien de sa ma?tresse, n'aurais-je point offensé madame de Maintenon et ?son mignon,? M. de Maine, le poltron qui va se confesser pour ne point se battre en Flandre? Vite à Saint-Cyr, puis à l'h?tel du Maine.--J'y pense, le meilleur moyen de gagner les nouveaux batards, c'est de flatter les anciens batards; pour gagner le duc du Maine, saluons bien bas le duc de Vend?me. Cela est dur, l'homme est grossier. N'importe, marchons chez lui, et bon courage; mon étoile fera peut-être que je ne le trouverai ni par terre, ivre sous la table, ni tr?nant sur sa chaise percée.--O imprudent que je suis! voir les princes, sans avoir vu d'abord les ministres! Vite chez Barbezieux, chez Pontchartrain, chez Chamillart, chez Voysin, chez leurs parents, chez leurs amis, chez leurs domestiques. N'oublions point surtout que demain matin il faut être à la messe et vu de madame de Maintenon, qu'à midi je dois faire ma cour à madame la duchesse de Bourgogne, qu'il sera prudent d'aller recevoir ensuite les rebuffades allemandes de Madame et les algarades seigneuriales de M. le Prince; que je ferai sagement de louer la chimie dans l'antichambre de M. le duc d'Orléans, qu'il me faut assister au billard du roi, à sa promenade, à sa chasse, à son assemblée, que je dois être ravi en extase s'il me parle, pleurer de joie s'il me sourit, avoir le coeur brisé s'il me néglige, répandre devant lui, comme Lafeuillade et d'Aubin, les effusions de ma vénération et de ma tendresse, crier à Marly, comme l'abbé de Polignac, que la pluie de Marly ne mouille point!--Des intrigues et des révérences, des courses en carrosse et des stations d'antichambre, beaucoup de tracas et beaucoup de vide, l'assujettissement d'un valet, les agitations d'un homme d'affaires, voilà la vie que la monarchie absolue impose à ses courtisans.
Il y a profit à la subir. Je copie au hasard un petit passage instructif: M. le duc d'Orléans ayant fait Law contr?leur général, voulut consoler les gens
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