Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 6

Duc de Rovigo
à cheval sur la Vistule, l'infanterie le plus resserrée
possible; la grosse cavalerie sur la rive gauche. La cavalerie légère eut
un mauvais hiver à passer, parce qu'elle resta dans le pays qu'avaient
abandonné les deux armées, et où elle fut sans cesse harcelée par les
cosaques.
L'armée russe se retira jusque derrière la Pregel, occupant Koenigsberg
comme point central.
L'empereur vint s'établir à Varsovie; c'était le 1er janvier 1807: il
comptait y rester jusqu'au retour de la belle saison, et employer ce
temps à tâcher de faire la paix.
Il envoya ordre à M. de Talleyrand de venir le joindre à Varsovie, et de
faire connaître aux ministres accrédités près de lui par les puissances
étrangères, qu'il désirait qu'ils y vinssent aussi. Cette mesure eut
plusieurs bons effets: d'abord ces divers agens étaient plus
promptement et plus exactement informés de tout ce qu'il y avait à leur
communiquer, et ensuite ils n'étaient pas dupes de tous les mauvais
contes qui se débitent dans une grande ville comme Paris. L'Autriche
envoya, de Vienne, au quartier impérial, à la place de M. de Metternich,
qui resta à Paris, le général Vincent. Je n'ai pas su si cette disposition
avait été la conséquence d'un désir manifesté par la France, ou une
mesure du gouvernement autrichien.
Tant de monde réuni à Varsovie en avait fait de nouveau une capitale.
Il y avait une exactitude dans tous les services de la maison civile de
l'empereur, qui faisait que le luxe et les agrémens de la manière de

vivre de France le suivaient partout, sans que cela fît ni étalage, ni
efforts: on était accoutumé à emballer et déballer avec une promptitude
incroyable; j'ai vu la même argenterie qui servait à Paris, servir à
l'armée, et retourner à Paris sans être endommagée le moins du monde.
Le séjour de Varsovie eut pour nous quelque chose d'enchanteur; au
spectacle près, c'était la même vie qu'à Paris: il y avait deux fois par
semaine concert chez l'empereur, à la suite desquels il tenait un cercle
de cour où se formaient beaucoup de parties de société. Un grand
nombre de dames de la première qualité s'y faisaient admirer par l'éclat
de leur beauté et par une amabilité remarquable. On peut dire avec
raison que les dames polonaises inspireraient de la jalousie à tout ce
qu'il y a de femmes gracieuses dans les autres pays les plus civilisés;
elles joignent, pour la plupart, à l'usage du grand monde, un fonds
d'instruction qui ne se trouve pas communément, même chez les
Françaises, et qui est fort au-dessus de celui qu'on remarque dans les
villes où l'habitude de se réunir est la suite d'un besoin. Il nous a paru
que les Polonaises, obligées de passer la belle moitié de l'année dans
leurs terres, s'y adonnaient à la lecture ainsi qu'à la culture des talens, et
que c'était ainsi que, dans les capitales, où elles vont passer l'hiver, elles
paraissent supérieures à toutes leurs rivales.
L'empereur, comme les officiers, paya tribut à leur beauté. Il ne put
résister aux charmes de l'une d'entre elles; il l'aima tendrement, et fut
payé d'un noble retour. Elle reçut l'hommage d'une conquête qui
comblait tous les désirs et la fierté de son coeur, et c'est la nommer que
dire qu'aucun danger n'effraya sa tendresse, lorsqu'au temps des revers,
il ne lui restait plus qu'elle pour amie.
C'était ainsi que se passait le temps à Varsovie. Les devoirs n'y étaient
cependant pas négligés. L'empereur travaillait à ravitailler son armée et
à se créer des approvisionnemens: la gelée était venue sécher les
chemins, les convois pouvaient voyager; mais le désordre de nos
administrations était à son comble, et au milieu d'un pays bien pourvu
nous étions au moment d'éprouver les plus insupportables privations.
À cette occasion, l'empereur prit un peu d'humeur contre l'intendant
général. Il n'y avait cependant pas trop de sa faute, il ne pouvait

qu'écrire et requérir; mais comme chaque général, dans les
cantonnemens occupés par les troupes sous ses ordres, agissait en
maître absolu, il défendait aux employés civils d'exécuter les
réquisitoires de l'intendant.
L'empereur fut obligé de soigner lui-même ce service, et de donner des
ordres sévères pour faire cesser les abus d'autorité, qui n'auraient pas
manqué de nous devenir funestes; en même temps, pour obvier à tout
ce qu'ils pourraient entraîner à l'avenir, il fit faire les
approvisionnemens de l'armée par la régence polonaise, qui écrivit
directement à tous ses agens dans les provinces: on leur donna ordre de
dresser procès-verbal de la moindre difficulté que leur feraient éprouver
les officiers-généraux ou autres employés militaires qui tenteraient de
les empêcher d'obéir aux réquisitoires qu'ils étaient chargés d'exécuter
pour l'approvisionnement de l'armée.
L'ordre s'établit alors, et nous vîmes arriver l'abondance à Varsovie.
Toutes les distributions furent assurées, et les magasins regorgèrent
bientôt. Il ne restait plus
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