Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 5

Duc de Rovigo
vingt lieues en deçà
de Varsovie, auxquels elle ne fit point attention. Elle arriva sur les

bords du fleuve, dont on rétablit les ponts de bateaux avec les moyens
du pays.
Celui de Varsovie venait d'être brûlé; il était sur pilotis, on le
reconstruisit en bateaux; celui de Thorn, également sur pilotis, n'était
que légèrement endommagé; celui de Dirschau, qui était en bateaux, fut
rétabli de même.
Nous avions trouvé dans les arsenaux de Berlin tous les moyens de la
monarchie prussienne; réunis à ceux que nous avions, ils nous
mettaient à même d'aplanir en un instant des difficultés qui paraissaient
insurmontables. Par exemple, ces trois ponts furent rétablis si vite, que
les troupes ne furent pas retardées une heure: elles eurent à traverser
des boues affreuses entre l'Oder et la Vistule.
L'empereur fit ce trajet en voiture; celle qui était devant la sienne versa,
la nuit, dans un mauvais passage. Le maréchal Duroc, qui s'y trouvait,
eut la clavicule droite cassée; on fut obligé de le laisser sur la place, et
de l'envoyer chercher du premier village que l'on rencontra.
L'empereur arriva le lendemain à Varsovie; son entrée dans cette ville
mit la Pologne en délire; il ne put y rester. L'armée russe s'approchait, il
n'y avait pas un instant à perdre; il fit passer la majeure partie de
l'armée par Varsovie pour la porter sur le Bug.
Le reste s'avança par Thorn, et vint par sa droite se mettre en
communication avec ce qui avait passé à Varsovie; tout ce qui avait
traversé la Vistule plus bas que Thorn marcha sur Marienbourg et
Elbing.
Dantzick, dès ce moment, n'eut plus de communication avec sa
métropole (Koenigsberg) que par la langue de sable qui sépare le
Frisch-Haff de la mer.
La droite de l'armée, qui avait passé à Varsovie, eut bientôt rencontré
les Russes; ils se retirèrent par des plaines de terre noire et légère qui
étaient transformées en étangs de boue: il fallait quadrupler les
attelages de l'artillerie pour la faire avancer; aussi en avaient-ils laissé

une bonne partie en chemin.
L'empereur faisait manoeuvrer les corps qui avaient paru à Thorn, pour
venir couper la route de Preuss-Eylau à Varsovie, de manière à faire
abandonner ce chemin aux Russes; mais malheureusement ils
trouvaient aussi de la boue, et ne marchaient qu'à très petites journées
pour ne pas abandonner leur artillerie.
Le besoin de subsistances se fit bientôt sentir; on trouvait de quoi se
chauffer et nourrir les chevaux, mais aucun chariot de vivres n'était
encore entré même à Varsovie, et d'ailleurs il n'aurait pu arriver où était
l'armée; il n'y avait donc que la gaîté du caractère du soldat qui pouvait
lui donner la force de supporter toutes ces privations et toutes ces
fatigues. L'empereur se montrait beaucoup au milieu d'eux dans ces
momens de souffrance; il était toujours à cheval, et ne s'épargnait ni à
la boue, ni à la fatigue, ni aux dangers: aussi les soldats
l'accueillaient-ils toujours avec plaisir. Il causait avec eux; souvent ils
lui disaient les choses les plus singulières; un jour qu'il faisait un temps
affreux, l'un d'eux lui dit: «Il faut que vous ayez un fameux coup dans
la tête, pour nous mener sans pain par des chemins comme ça.»
L'empereur répondit: «Encore quatre jours de patience, et je ne vous
demande plus rien; alors vous serez cantonnés.» Et les soldats de
répondre: «Allons, quatre jours encore; eh bien! ce n'est pas trop, mais
souvenez-vous-en, parce que nous nous cantonnerons tout seuls après.»
Il aimait les soldats qui prenaient la liberté de lui parler, et riait toujours
avec eux; il était persuadé que ceux-là étaient les plus braves.
À force d'opiniâtreté et de patience, on parvint enfin à joindre l'armée
russe à l'entrée de la forêt, au-delà de la petite ville de Pultusk, où elle
s'était formée pour couvrir la route qui mène par Macloff à
Preuss-Eylau, ainsi que celle qui mène par Ostrolenka vers Grodno.
L'empereur la fit attaquer sur-le-champ. On avait de part et d'autre très
peu de canons, de sorte que la mousqueterie fut vive; et comme à
chaque heure il nous arrivait quelque nouveau corps qui parvenait à se
tirer de la boue, nous eûmes, vers trois heures après midi, une
supériorité numérique si forte, que l'on attaqua de front la ligne russe,
qui fut rompue et dispersée dans les bois. On la poursuivit pendant

plusieurs jours. La partie de cette armée qui avait pris la route de
Preuss-Eylau tomba sur une suite d'échelons de corps de troupes qui lui
firent éprouver des pertes considérables, et lui prirent environ cinquante
ou soixante pièces de canon, avec sept ou huit mille hommes
prisonniers.
L'empereur tint parole aux troupes: il trouva qu'il y aurait eu de
l'inhumanité à leur en demander davantage; il fit prendre des
cantonnemens à l'armée.
Elle fut placée
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