Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 6

Duc de Rovigo
qui venait de se passer n'avait
aucun antécédent qui m'eût échappé. Je voyais tout de monde se creuser
la tête pour trouver les traces d'une conspiration; je laissai faire, mais
ne voulant rien céder à qui que ce fût des attributions de mon emploi, je
fis malgré tout ce qui s'y opposa, amener chez moi les individus
militaires et civils qui avaient été arrêtés tant par mes ordres que par
ceux de l'état-major de la place; je voulus faire faire sous mes yeux
l'information de cette singulière affaire.
Je vais en donner le détail exact et vrai; ceux qui le liront verront à quel
point un État peut être troublé, en quelques heures, par un conspirateur
audacieux qui marche droit à son but, et, combien un gouvernement est
à plaindre lorsque des rivalités de pouvoirs divisent les autorités
auxquelles il a confié le soin de l'administration publique.
Cette question était entre le ministre de la guerre (M. de Feltre) et moi.
On jugera lequel de nous deux a dit le plus courageusement la vérité,

ou n'a cherché qu'à détourner sur son camarade une réprimande qu'il
redoutait pour lui-même, et qui n'était cependant méritée ni par l'un ni
par l'autre, parce qu'il n'y a personne qui soit hors de la merci d'une
troupe qui se portera inopinément à son domicile; le souverain
lui-même est à la disposition du simple officier qui commande le piquet
de gardes à la porte de son palais. S'il y avait eu des antécédents à cette
entreprise, et que les informations subséquentes les eussent fait
apercevoir, j'aurais pu être blâmé de ne les avoir pas saisis, et on l'aurait
probablement fait sans ménagement.
Mais le plus habile homme du monde ne peut pas entrer dans une tête,
il peut tout au plus se mettre entre deux têtes, quoique l'espace soit
étroit.
De même le ministre de la guerre n'était pas responsable de la conduite
d'un régiment qui partait en ordre de sa caserne avec son colonel à sa
tête; il n'y avait donc pour lui aucune raison de redouter le blâme, ni
d'employer le mensonge et l'adulation pour égarer le jugement de
l'empereur, qui se trouvait au fond de la Russie lorsque cet événement
arriva.
S'il le lui avait rapporté tel qu'il était, l'empereur eût peut-être pensé
plus tôt au danger d'avoir une armée composée comme l'était la sienne,
et surtout à celui d'aller aussi loin de la capitale.

CHAPITRE III.
Le général Mallet.--Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.--Pourquoi ces
deux généraux étaient à la Force.--Plans de Mallet.--Il fait des décrets
et des nominations.--Le colonel Soulier.--L'abbé Lafond.--Le général
Mallet s'échappe de la maison de santé.
Le général Mallet était un ancien gentilhomme de la Franche-Comté.
Avant la révolution, il avait servi dans les mousquetaires de la maison
du roi. Il entra de bonne foi dans la révolution, et en professa les
principes avec une grande ferveur. Il était républicain par conscience, et

avait pour les conspirations un caractère semblable à ceux dont
l'antiquité grecque et romaine nous a transmis les portraits.
Il était devenu officier-général à la guerre, et longtemps avant
l'avènement de l'empereur au trône, il avait obtenu un commandement
dans l'intérieur. Il s'occupait continuellement d'idées de gouvernement,
et toujours il était fidèle à ses principes politiques. Il serait trop long de
rapporter ici les détails d'un projet à peu près semblable à celui dont il
s'agit qu'il avait cherché à exécuter pendant que l'empereur était en
Prusse en 1807. Cela fut taxé de folie, et néanmoins le ministre de la
police crut devoir le faire arrêter; après l'avoir tenu en prison fort
longtemps, il l'avait mis dans ce que l'on appelle à Paris une maison de
santé, où il était encore à mon entrée au ministère, et dans laquelle je
l'avais laissé. Cette maison était la dernière à gauche du faubourg
Saint-Antoine, près de la barrière du Trône.
Mallet avait été longtemps le camarade de Lahorie à l'armée du Rhin; il
avait su qu'il était à la Force par d'autres prisonniers de cette maison qui
avaient obtenu d'être placés dans la maison de santé où il était
lui-même. Il avait su également que Guidal y était; il avait connu ce
général dans le temps du directoire, chez le directeur Barras qui
l'employait particulièrement. Avant de parler de Mallet, je dois dire par
quelle fatalité ces deux hommes se trouvaient encore à la Force, d'où ils
auraient dû être partis depuis quinze jours, d'après les ordres que j'avais
donnés.
Guidal avait été arrêté dans les environs de Marseille pour une affaire
de jacobinisme, et il avait été amené à Paris, parce que l'on en espérait
quelques renseignements d'après ce qu'avait mandé l'administration
locale du département du Var, dont la tranquillité avait paru menacée,
au point que le préfet de ce département avait eu besoin de recourir à
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