Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 4

Duc de Rovigo
En achevant cela, j'avançai mon bras droit pour saisir la
poignée de son épée qu'il avait été obligé de mettre sous le sien à cause
de l'exiguïté de l'appartement qui était rempli de soldats armés. Il
semblait près de se rendre, j'allais prendre son épée, lorsque le
malheureux manqua de caractère, et en me repoussant la main qu'il
saisit avec force, il me dit d'un ton dur: «Non, vous marcherez où l'on
me dira de vous conduire.» «Allons, lui répondis-je, vous êtes un
malheureux, et vous ne vous en prendrez qu'à vous-même lorsque vous
serez à la fin de tout ceci.»
Comme j'achevais, je vis, par la fenêtre, qui était en face de moi, le
général Lahorie qui traversait ma cour d'un pas précipité; il venait de la
rue, et amenait avec lui un homme d'une figure atroce, que je pris pour
le sergent qu'il avait été quérir.
Ils rentrèrent comme des furieux dans l'appartement où j'étais. Lahorie
resta derrière les soldats, ce qui me parut d'un plus mauvais augure
encore; mais son compagnon venait à moi tête baissée, ne voulant pas
lever les yeux. Il avait à la main une épée nue qu'il venait de prendre à
un officier; mais, en avançant sur moi, il trébucha violemment contre
un meuble à la porte d'entrée, il en éprouva une douleur qui l'obligea de
s'arrêter pour se frotter la jambe: cet accident l'ébranla et fit fléchir son
courage. Il me posa la pointe de son épée sur la poitrine, en me
demandant si je le connaissais. «Non, lui dis-je, je ne te connais pas.» Il
me répondit: «Je suis le général Guidal que vous avez fait arrêter à
Marseille et conduire à Paris.
--«Ah! ah! dis-je, je sais cela; mais si on m'avait obéi, tu serais
maintenant à Marseille, où, depuis près d'un mois, j'ai ordonné que l'on
te reconduisît.» Le général Guidal se montait tant qu'il pouvait, et je
n'avais d'armes que mon sang-froid; comme je voyais qu'il se battait les

flancs pour s'échauffer, je lui criai: «Es-tu venu chez moi pour te
déshonorer par un lâche assassinat?» Il me répliqua vivement: «Non, je
ne vous tuerai pas, mais vous allez venir avec moi au sénat.»
«Eh bien! dis-je, va pour le sénat, mais laisse-moi m'habiller; il
répondit: «Oh! non, on va vous apporter vos habits.» Ce qu'on fit
effectivement faire à mes gens, qu'on ne laissa pas approcher de moi.
Pendant que je m'habillais le plus lentement que je pouvais, un de mes
secrétaires, ancien officier des chasseurs, et qui venait d'être averti,
descendit au milieu de cette foule qu'il voulait brusquer sans la
marchander; je lui fis signe de ne pas se faire arrêter lui-même, et lui
dis à haute voix: «Allez dire à mon voisin d'être sans inquiétude, que je
n'ai point de mal.»--Il me comprit à demi mot, et courut chez M. Réal,
conseiller d'État, chef du premier arrondissement du ministère, qui
demeurait immédiatement à côté de moi près la rue des Saints-Pères: ce
furent eux deux qui donnèrent l'alerte à l'archi-chancelier et au ministre
de la guerre.
Lahorie et Guidal me tenaient toujours chez moi avec cette troupe de
soldats, qui était composée de trois compagnies de la dixième cohorte;
ils décidèrent de m'envoyer à la Force, et Guidal se chargea de m'y
conduire.

CHAPITRE II.
On me conduit à la Force.--Tentative d'évasion.--M. Pasquier et M.
Desmaretz.--Ma détention ne dure qu'une demi-heure.--Le général
Lahorie dans mon cabinet.--Il est arrêté.--Paris ne voit que le côté
ridicule.--Considérations.
J'avais chez moi un poste de la garde soldée de la ville de Paris, qui ne
demanda même pas ce que signifiait le désordre, et cependant il n'était
placé dans mon hôtel par l'état-major de la place que comme garde de
sûreté.
J'avais également un gendarme d'ordonnance qui se trouvait sorti pour

aller porter mes dépêches à la poste au moment du départ de l'estafette.
Il ne me fut donc ni nuisible ni utile, cependant le ministre de la guerre
lui fit donner la croix de la Légion-d'Honneur pour les services qu'il
rendit dans cette journée; à coup, sûr cela ne pouvait pas être à moi.
Tout ce que je viens de raconter se passa en moins d'une heure, pendant
laquelle je fus constamment saisi par les deux bras, et hors de la
possibilité de m'emparer d'une arme, quand bien même il y en aurait eu
là à ma disposition.
Lahorie et Guidal envoyèrent chercher un cabriolet; je me plaçai
dedans le premier et fis mettre Guidal, qui me conduisait, à ma gauche.
Il fit marcher un détachement en avant et prit le chemin de la Force. Il
passa le long du quai des Lunettes, cela me donna l'idée de m'échapper;
je décrochai doucement la portière du cabriolet, et en arrivant près de la
tour de l'horloge, je sautai en bas
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