Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 4

Duc de Rovigo
bien traiter, je cherchai une occasion de faire connaissance avec eux: elle arriva tout naturellement. On avait adressé à l'empereur une foule de productions poétiques à l'occasion de son mariage, il m'écrivit de lui donner des renseignemens à cet égard; il s'agissait, comme on peut le croire, des écrivains et non de leurs productions, car, pour les vers, je distinguais bien ce que j'éprouvais en les lisant ou en les entendant réciter, mais en discuter le mérite était tout-à-fait au-dessus de mes forces.
Je fis réunir toutes ces productions littéraires, et me fis indiquer celles qui avaient réuni le plus de suffrages; je me fis en même temps représenter tout ce qui avait été composé dans de semblables circonstances depuis Louis XIV, et avait été jugé assez bon pour être conservé jusqu'à nous; on ne put me désigner que l'ode intitulée la Nymphe de la Seine, que Racine avait composée dans sa jeunesse à l'occasion du mariage de la dauphine. Elle est moins longue et me parut moins belle que la plupart de celles que le mariage de l'empereur avait fait éclore.
J'eus ainsi occasion, en exécutant les ordres qu'il m'avait donnés, de l'entretenir de chaque auteur en particulier, et de lui faire conna?tre que ces vers dont ils chargeaient les colonnes des journaux leur avaient été commandés par mon prédécesseur. L'empereur fut indigné, et me répondit: ?On me l'avait dit mais je ne voulais pas le croire; voilà comment il faisait de tout; ainsi je passe pour avoir fait faire mon éloge.? Cette conduite l'avait blessé, il m'envoya l'ordre de lui proposer une répartition de cent mille francs aux différentes personnes qui avaient fait remarquer leur talent dans cette circonstance. Il ajouta que c'était le servir bien mal que de ne pas récompenser des auteurs qu'on avait mis en oeuvre. En effet, s'il n'e?t pensé à eux, ces messieurs n'auraient jamais entendu parler de la gratification que je leur ai remise de sa part, et auraient été autorisés à se plaindre de lui, qui pourtant était étranger à l'oubli comme à la commande.
J'appris par là que c'était encore un des moyens de police pour acquérir de la fortune que de faire faire des vers; mais au moins lorsqu'on l'a si utilement employé pour son propre intérêt, il ne faut pas avoir l'impudence de venir imprimer à la face du monde que celui des libéralités duquel on s'enrichissait, et devant lequel on br?lait un encens qu'il ne demandait pas, était un tyran que l'on cherchait à détruire. En distribuant cette somme à toutes les personnes auxquelles elle était destinée, j'eus occasion de les voir l'une après l'autre, et j'avais soin de lire immédiatement après la pièce de poésie de celui avec lequel je venais de converser, lorsque j'étais encore plein de la curiosité de le conna?tre, et rarement on n'aper?oit pas quelque c?té du caractère de l'auteur entre sa physionomie et une production qui avait d? nécessairement partir d'un mouvement de son ame.

CHAPITRE II.
M. Esménard.--Les académiciens.--M. de Chateaubriand.--M. étienne.--M. Jay.--M. Michaud.--M. Tissot.--Service que lui rend l'empereur.--Comment M. Tissot en prouve sa reconnaissance.--Il succède à Delille.
C'est à cette occasion-là que j'ai connu particulièrement M. Esménard; j'avais lu son poème de la navigation, et je ne concevais pas qu'un homme qui avait fait une aussi belle chose p?t mériter d'être abreuvé de la calomnie dont il était couvert. Lorsque je me l'attachai, j'entrepris de le secourir; j'avais des moyens de faire des générosités, tant par la fortune que l'empereur m'avait donnée que par les avantages de mon emploi. J'aidai M. Esménard, et en débarrassant son esprit de tout ce qui le tourmentait, j'eus un homme entièrement dévoué et d'un talent supérieur, qu'il me consacra tout entier ainsi que son temps. Il m'a servi fidèlement; il aimait l'empereur avec sincérité, et n'a jamais craint de me dire la vérité; il m'a fait faute plus d'une fois, j'ai eu lieu de regretter sa mort. C'est par lui que j'ai connu les hommes de lettres, tant sous le rapport du talent que dans ce qui leur était personnel; j'étais préparé à ce qu'il me dirait beaucoup de mal, ayant autant d'ennemis, et j'en eus encore une bonne opinion, parce qu'il ne décriait même pas ceux qui le déchiraient sans pitié. Je ne parle de lui ici que dans les relations que j'ai eues avec lui. Cet homme de talent me co?ta bien des soins, car la jalousie qu'il inspirait ameuta tout le Parnasse contre son protecteur.
à mesure que je faisais connaissance avec tous nos académiciens, je voyais que cette savante société était dominée par une coterie qui épiait toutes les places qui venaient à y vaquer pour y faire nommer quelques uns de ses amis, et que hors d'un certain cercle il n'y avait point d'espérance d'y être admis, quelque mérite qu'on e?t eu.
Je me mis dans
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