Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 8

Joseph Fouché
les entrailles. Vaincu par
les souffrances, je commençais à regretter de n'avoir eu aucun égard
aux représentations de mes amis et de ma famille, dont j'allais peut-être
compromettre l'avenir. Pourtant je luttais encore; je me roidis tant que
je pus à l'idée de fléchir devant le dominateur. Mais j'avais perdu
connaissance, et j'allais expirer quand on me remit à terre. Accablé par
une si rude épreuve, je déclinai les offres d'un loyal capitaine de navire
anglais, qui ambitionnait de me transporter dans son île, à bord d'un
bâtiment commode et excellent voilier, me promettant des soins et
même des antidotes contre le mal de mer. Il n'y eut pas moyen d'y
souscrire. J'étais résolu de tout endurer plutôt que de me confier encore
à un élément incompatible avec mon existence. Cette cruelle épreuve
avait d'ailleurs changé mes idées; je ne voyais plus les objets sous les
mêmes points de vue. Insensiblement j'admis la possibilité d'en venir à
une espèce de transaction avec l'empereur, dont le courroux me
poursuivait jusque sur le rivage de la mer de Toscane. J'y errai quelque
temps encore, afin de mûrir mon plan et d'attendre plus d'opportunité
pour son exécution. Enfin, mes idées une fois fixées, mes batteries
dressées, je revins à Florence. Là, j'écrivis à Élisa, toute disposée à me
complaire; je lui envoyai pour l'empereur une lettre où, sans adulation
ni bassesse, j'avouai que je me repentais de lui avoir déplu; mais
qu'ayant à redouter de tomber sans défense victime de la méchanceté de
mes ennemis, j'avais cru pouvoir me refuser, peut-être à tort, de me
dessaisir de papiers qui formaient ma seule garantie. Qu'en y
réfléchissant, et tout navré de m'être attiré son déplaisir, je m'étais
rangé sous la protection d'une princesse qui, par les liens du sang et la
bonté de son coeur, était digne de le représenter en Toscane; que je lui
remettais tous mes intérêts, et que je suppliai Sa Majesté de m'accorder,
sous les auspices de la grande-duchesse, en échange des papiers dont
j'étais décidé à me dessaisir pour complaire à sa volonté, un titre
quelconque d'irresponsabilité pour toutes les mesures et tous les actes
que j'avais pu faire exécuter par ses ordres pendant la durée de mes
deux ministères; qu'un tel gage, nécessaire à ma sûreté et à ma
tranquillité, serait pour moi comme une égide sacrée qui me garantirait
des atteintes de l'envie et des traits de la malveillance; que j'avais déjà
plus d'une raison de croire que par égard pour mon dévouement et pour

mes services, Sa Majesté daignerait m'ouvrir la voie qui restait à sa
bonté et à sa justice, en me permettant de me retirer à Aix, chef-lieu de
ma sénatorerie, et d'y résider jusqu'à nouvel ordre au sein de ma
famille.
[Note 8: Qu'il ne faut pas confondre avec le comte Dubois, préfet de
police. On nous a assuré que le Dubois, directeur de police en Toscane,
et M. Maillocheau, commissaire général de police à Lyon, furent
sévèrement réprimandés par le duc de Rovigo, pour avoir favorisé le
voyage furtif de Fouché. Le commissaire général de Lyon fut même
révoqué. (Note de l'éditeur.)]
Cette lettre, envoyée par estafette à la grande duchesse, eut un plein et
entier effet. Eliza y mit du zèle. Le retour du courrier m'annonça que le
prince de Neufchâtel, vice-connétable, était chargé, par ordre exprès de
l'empereur, de me délivrer un reçu motivé en échange de la
correspondance et des ordres que m'avait adressé l'empereur dans
l'exercice de mes fonctions, et que je pouvais en toute assurance me
retirer au chef-lieu de ma sénatorerie.
Ainsi s'opéra, par l'intermédiaire de la grande-duchesse, non un
rapprochement entre moi et l'empereur, mais une espèce de transaction
que j'aurais regardée comme impraticable trois semaines auparavant.
J'en étais encore moins redevable aux besoins de mon coeur, ou à une
soumission sincère, qu'aux atteintes du mal de mer dont il ne m'avait
pas été donné de pouvoir supporter les tourmens.
Réuni à ma famille, je pus enfin goûter à Aix le calme si nécessaire au
délabrement de mes forces et à l'état de mon esprit irrité sans être
abattu. Ce n'était pas sans un combat intérieur très-pénible que j'avais
ainsi plié devant la violence du dominateur. Si je m'étais décidé à
fléchir, c'était en capitulant; mais, pour quiconque sent sa dignité
d'homme et n'aspire qu'à vivre sous un gouvernement raisonnable, de
pareils sacrifices ne s'obtiennent pas sans efforts. Il était pour moi bien
d'autres motifs d'amertume et d'alarmes dans la marche occulte et
accélérée d'un pouvoir qui allait se dévorer lui-même, et dont les
ressorts m'étaient tellement connus qu'ils ne pouvaient plus se dérober à
la prévoyance de mes calculs.

Quoique je dusse me croire condamné pour un assez long terme à rester
dans une nullité parfaite et à l'écart, ce rôle, qui m'eût conduit à
l'apathie
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